Tous les poètes ne sont pas, tant s’en faut, mauvais en mathématiques. Il est trop simpliste de considérer qu’il y a, d’un côté, de doux rêveurs (les poètes) et des esprits austères et rigoureux (les matheux). Parce qu’il y a aussi de la beauté et de l’imagination dans les mathématiques. Et qu’écrire de la poésie, ce n’est pas forcément plus simple que résoudre une équation.
[Article mis à jour le 3 juin 2025]
Les « perpendiculaires » de Robert Desnos
Robert Desnos (1900-1945), dans La Géométrie de Daniel, reprend une célèbre propriété de géométrie, afin d’opposer à l’abstraction mathématique la richesse foisonnante de son imagination :
Par un point situé sur un plan…
Par un point situé sur un plan
On ne peut faire passer qu’une
[perpendiculaire à ce plan
On dit ça…
Mais par tous les points de mon plan à moi
On peut faire passer tous les hommes,
[tous les animaux de la terre.
Alors votre perpendiculaire me fait rire.
Et pas seulement les hommes et les bêtes
Mais encore beaucoup de choses
Des cailloux
Des fleurs
Des nuages
Mon père et ma mère
Un bateau à voiles
Un tuyau de poêle
Et si cela me plaît
Quatre cents millions de perpendiculaires.
Robert Desnos, « Par un point situé sur un plan… », La Géométrie de Daniel,
cité à partir de Le Desnos, anthologie illustrée par Hannah Ben Meyer, Mango Jeunesse.
Ce poème de Desnos commence comme une leçon de géométrie, et c’est exactement ce qu’il sabote — doucement, mais avec une précision implacable. Il prend une règle mathématique simple, presque scolaire — « Par un point situé sur un plan, on ne peut faire passer qu’une perpendiculaire » — et la retourne comme une chaussette. Non pas pour dire que la science a tort, mais pour montrer qu’il existe un autre plan : celui de l’imaginaire, où les lois ne sont pas celles des manuels mais celles du désir, de la mémoire, du rêve.
Dans ce plan à lui, il n’y a pas une mais une infinité de lignes possibles. Et surtout, ce ne sont pas des lignes abstraites : ce sont des hommes, des animaux, des fleurs, des souvenirs. Tout ce qui habite une vie humaine. Desnos ne ridiculise pas la géométrie ; il en révèle la limite. Il montre qu’en dehors de la rigueur mathématique, il y a un espace mental bien plus vaste, où l’on peut faire passer « un tuyau de poêle » à côté d’« un bateau à voiles » sans que cela pose problème.
Ce n’est pas une rêverie naïve. C’est une déclaration sur le pouvoir de la poésie : celui de faire exister ce que le langage technique ne peut pas dire. Et c’est là que Desnos devient passionnant, même pour ceux qui pensent que la poésie est trop obscure ou trop scolaire. Il ne demande pas de comprendre, mais d’ouvrir une porte. Dans son monde, il suffit que « cela me plaise » pour que 400 millions de perpendiculaires prennent vie. Et c’est peut-être ça, au fond, la vraie liberté.
Les « Euclidiennes » de Guillevic
On trouvera dans l’Anthologie de la poésie française du XXe siècle (Paris, Gallimard, coll. « Poésie », édition de Jean-Baptiste Para) plusieurs poèmes des Euclidiennes de Guillevic, chacun consacré à une figure géométrique (la droite, le carré, le cercle, la pyramide, le cône tronqué…). Voici le poème sur le carré :
CARRÉ
Chacun de tes côtés
S’admire dans les autres.Où va sa préférence ?
Vers celui qui le touche
Ou vers celui d’en face ?Mais j’oubliais les angles
Où le dehors s’irriteAu point de t’enlever
Les doutes qui renaissent.
Eugène Guillevic, « Carré », Euclidiennes,
cité d’après l’anthologie sus-mentionnée, p. 29.
Voici un poème bref, précis, presque silencieux — et pourtant, il dit beaucoup. Chez Guillevic, le carré devient bien plus qu’une figure géométrique : il devient un être, un lieu d’émotions, un miroir du vivant. On pourrait croire qu’il s’agit d’un simple jeu formel, une pirouette mathématico-poétique. Mais non. Ce qu’il fait ici, c’est une méditation sur la relation à soi, aux autres, et au monde.
Le carré est stable, régulier, équilibré. Chacun de ses côtés pourrait se croire l’égal des autres — mais Guillevic pose une question subtile : peut-on être parfaitement égal, même dans la symétrie ? Y a-t-il une préférence secrète, une attirance pour le proche ou pour l’opposé ? Ces vers donnent une profondeur psychologique à une forme rigide : le carré devient une conscience qui doute, qui interroge ses attaches, ses frontières.
Et puis, soudain, surgissent les angles. Ces points de tension, où le carré s’ouvre au dehors, là où la forme est la plus marquée, la plus exposée. « Le dehors s’irrite », dit Guillevic. Comme si le monde extérieur, en butant contre les angles, forçait la figure à s’affirmer, à dépasser ses doutes.
Ce poème, en quelques lignes très maîtrisées, rend sensible une vérité intérieure à travers une forme mathématique. Ce n’est pas de la poésie pour initiés : c’est de la poésie qui parle à tous, à condition d’écouter autrement. Guillevic ne décore pas la géométrie — il l’habite.
Les « Cent mille milliards de poèmes » de Raymond Queneau

Quel auteur prolifique que Raymond Queneau, puisqu’il est l’auteur de cent mille milliards de poèmes ! Un tel record, n’a, à ma connaissance, jamais été battu.
Comment est-ce possible ?
Le recueil se compose de dix pages sectionnées horizontalement en quatorze bandeaux, chacun correspondant à un vers. En combinant chacune des possibilités, on obtient alors non pas dix sonnets, mais dix puissance quatorze, soit cent mille milliards.
Raymond Queneau était par ailleurs un membre fondateur de l’OuLiPo, ou « Ouvroir de Littérature Potentielle », qui a beaucoup œuvré à l’exploration des possibles de la langue et de la littérature, par le jeu de contraintes imposées…
Jacques Roubaud, poète mathématicien
On ne peut pas évoquer le rapport entre poésie et mathématiques sans penser à Jacques Roubaud, figure singulière de la littérature contemporaine française, à la fois poète, mathématicien, oulipien et professeur.
Chez lui, la rigueur des structures mathématiques ne s’oppose pas à la sensibilité poétique : elle en est le levier. Roubaud appartient à l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle), un groupe fondé par Raymond Queneau et François Le Lionnais, qui explore les contraintes formelles comme moteur de création. Pour lui, les mathématiques ne sont pas seulement une discipline de pensée, mais une manière de faire de la poésie : en construisant des formes, en organisant le chaos des émotions, en redonnant au langage ses puissances de jeu et de mémoire.
Son recueil ∈ (lu “appartient à”), dont le titre lui-même est emprunté à la notation mathématique d’appartenance, incarne cette fusion. Chaque poème est conçu comme « un pion du jeu de go », selon la formule de la poétesse et critique Marie-Claire Bancquart (La poésie en France du surréalisme à nos jours, Paris, Ellipses, 1996, p. 85). Cette image dit bien le paradoxe de son écriture : des formes très codées, comme les règles strictes du go, mais qui ouvrent sur une infinité de configurations sensibles.
Dans Trente-et-un au cube, Roubaud pousse plus loin encore la contrainte formelle : 31 poèmes, chacun composé de 31 vers de 31 pieds. Cette structure à la fois répétitive et vertigineuse lui permet d’explorer trois thèmes essentiels — l’amour, la mort, l’esprit — en les déployant comme on déploierait un volume géométrique. C’est un travail d’orfèvre, presque d’architecte du langage, qui fait de la poésie un espace combinatoire où le sens émerge de la forme elle-même.
Mais Roubaud n’écrit pas seulement pour expérimenter. Quelque chose noir, sans doute son recueil le plus personnel, témoigne de la mort de son épouse, la photographe Alix Cléo Roubaud. Le ton y est plus dépouillé, plus grave, mais la structure n’y disparaît pas pour autant: elle devient le cadre discret d’un deuil impossible à dire directement. Le recours à la forme devient alors une manière de tenir debout face à l’effondrement. Ce livre, entre élégie et méditation formelle, montre que la contrainte n’est pas froide : elle peut aussi devenir une manière pudique et puissante d’accueillir la perte.
Roubaud démontre que les mathématiques ne sont pas l’ennemie de la poésie : elles en sont une langue possible, un souffle différent. Chez lui, le chiffre n’étouffe pas le sentiment ; il lui donne une forme dans laquelle résonner.
*
En fin de compte, la vieille opposition entre poésie et mathématiques ne résiste pas à l’épreuve des textes. Desnos, en poète du merveilleux, détourne les axiomes pour faire surgir l’infini du sensible ; Guillevic, lui, écoute les formes géométriques comme on écouterait une voix intérieure, grave et méditative. Queneau et Roubaud, plus explicitement encore, prouvent que la rigueur formelle, loin de brider l’imaginaire, peut au contraire l’ouvrir à des territoires nouveaux — mathématiques et poésie y deviennent partenaires de jeu, d’intuition, parfois même de consolation.
À travers ces auteurs, on comprend que les mathématiques ne sont pas seulement une affaire de chiffres : elles sont aussi une affaire de regard, de structure, de rythme — autant de préoccupations profondément poétiques. Ce que ces poètes montrent, chacun à leur manière, c’est qu’il n’y a pas d’un côté la froideur du calcul et de l’autre la chaleur du vers, mais une circulation possible entre les deux, un dialogue fertile. Loin d’être incompatibles, poésie et mathématiques partagent une quête commune : celle de la beauté, de la clarté, et d’un certain ordre du monde — qu’il soit bouleversé, interrogé ou célébré.

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![Desnos et Youki, By Menerbes (Archives Desnos) [Public domain], via Wikimedia Commons (http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/1/18/Desnos_youki.jpg)](https://littpo.fr/wp-content/uploads/2015/03/desnos_youki.jpg)

6 commentaires sur « Les poètes, pas matheux ? »