« Poétiquement »

C’est en lisant l’alléchante Une du Figaro littéraire du 27 mai dernier — « Et si l’on vivait poétiquement ? » — que je me suis dit : voilà décidément un adverbe dont la signification n’est pas claire. Que faut-il, exactement, pour « vivre poétiquement » ?

La poésie, un art de vivre ?

Définir l’adverbe « poétiquement » ne va pas de soi, une fois que l’on a perçu que la paraphrase « de façon poétique » n’apporte aucune réelle précision. Il faut avoir à l’esprit qu’une telle expression est le reflet d’une conception assez répandue de la poésie, selon laquelle la pratique de la poésie serait indissociable de la vie du poète. Ou, comme le dit joliment le chapeau de l’article, la poésie serait, « plus qu’un art, un art de vivre ».

Qu’est-ce que « vivre poétiquement » ? Comment s’y prend-on ? Si la poésie est un art de vivre, désigne-t-il le fait de passer du temps à écrire ? Ou de correspondre au stéréotype de l’artiste qui ne vit que d’amour et d’eau fraîche ? Suffit-il d’être poète pour « vivre poétiquement » ?

Y a-t-il une différence entre « vivre poétiquement » et « vivre artistiquement » ? Peut-on dire des cinéastes, des sculpteurs, des romanciers, bref, des artistes en général, qu’ils « vivent poétiquement » ? Peut-on « vivre poétiquement » sans être artiste ?

On le voit, l’idée de « vivre poétiquement » n’a rien de clair. Cette expression soulève plus de questions qu’elle ne résout de problèmes. Elle entraîne une confusion dans les termes. Faire de la poésie un mode de vie, c’est suggérer que l’on pourrait, au fond, se passer des poèmes, puisque ce serait le « vivre » qui importerait. Conservons donc aux mots leur sens : la poésie est un art, pas un art de vivre.

N’oublions pas la distinction proustienne entre le moi du quotidien et le moi des livres. Les poètes sont aussi, et avant tout, des hommes et des femmes comme les autres.

Non pas « vivre poétiquement », mais « écrire vivement »

« Vivre poétiquement » ne veut rien dire. Il n’y a pas d’attitudes, de comportements, de façons de vivre qui soient spécifiques aux poètes. Il n’y a pas de façon de vivre poétique. Sauf à en rester à des stéréotypes affligeants.

De toute manière, il ne suffit pas de singer le mode de vie des poètes pour « vivre poétiquement ». Quand bien même vous imiteriez les attitudes, les comportements, les modes de vie des poètes, vous ne deviendriez pas poète pour autant, si vous n’écrivez pas une ligne de poésie. La poésie est donc bien un art tout court, et non un art de vivre.

Aussi me semble-t-il nécessaire d’inverser, en fait, la proposition. Plutôt que vivre poétiquement, il faudrait écrire vivement, toute sa vie avec soi. Ce n’est pas la vie qui devient poétique, mais bien plutôt la poésie qui doit se rapprocher de la vie.

Il me semble que l’article du Figaro ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme que « l’imagination du vrai poète n’est pas une fuite hors du monde », et lorsqu’il reprend la célèbre citation de Hölderlin, « habiter poétiquement le monde ».

Vivre poétiquement, ce n’est donc pas simplement conformer son comportement à un ensemble d’attitudes réputées pour être celles des poètes. Vivre poétiquement, c’est porter un regard sur le monde susceptible de nourrir la poésie. C’est aussi, comme le dit très bien l’article, « intensifier notre présence au monde ».

On comprend alors mieux le sens de « poétiquement ». Cet adverbe ne signifie pas « oisivement », ni « sous un arbre en mâchonnant un brin de paille », ni même « en rêvant ». Il n’y a pas des actes précis qui seraient constitutifs d’une façon poétique de vivre.

Ecrire dans un état de disponibilité

Il s’agit plutôt, disais-je, d’écrire avec toute sa vie avec soi. Il y a bien, chez un grand nombre de poètes contemporains, la conviction que l’écriture et l’existence sont inséparables. La poésie se fait le support d’une conception du monde qui n’est pas seulement une construction intellectuelle mais aussi la conséquence d’un vécu, d’une attention de chaque instant à tout ce qui est, d’une certaine disponibilité au réel.

Ainsi, même si les poètes « vivent poétiquement », c’est moins en scrutant les détails de leur biographie qu’en lisant leur œuvre que l’on comprendra la façon dont la vie et l’écriture poétique s’associent pour eux.

En somme, « vivre poétiquement », c’est finalement moins vivre de façon poétique, en plaçant la poésie dans la vie, que l’inverse, écrire de la poésie de façon vivante, en replaçant la vie dans la poésie, tant et si bien que chaque poème, chaque vers, chaque phrase, chaque virgule, soit le reflet d’un sentiment, d’une pulsion, d’un souffle, d’un rythme, qui vienne du réel, de la vie, du monde.

Non pas « vivre poétiquement », mais « écrire vivement ». Remettre de la vie dans l’écriture. Ecrire, non pas en tournant le dos au monde, mais en l’accueillant à bras ouverts. Ecrire en étant disponible à ce qui est, dans un état mental d’ouverture. Ecrire en demeurant réellement attentif à ce qui nous entoure. Être disponible, c’est éviter de se laisser assaillir par nos pensées, nos émotions, nos affects, qui font écran à la réalité. C’est observer au lieu d’agir, c’est éprouver, c’est ressentir. C’est être pleinement là où l’on est. Vivant.


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