Le dix-neuvième siècle poétique est loin de se résumer à Hugo, Baudelaire, Rimbaud, Verlaine et Mallarmé. Au-delà de ce « top 5 », il est une foule de poètes tombés dans le domaine public, que l’on peut lire sans débourser le moindre centime. Je vous propose aujourd’hui de lire un sonnet de Tristan Corbière, qui est en même temps une leçon sur la poésie.
Introduction
Dans son célèbre recueil « Les Amours jaunes », paru en 1873, l’auteur breton nous offre un condensé de son génie iconoclaste à travers des poèmes qui défient les conventions établies. Parmi eux, « 1 sonnet » se démarque par sa dimension parodique, où Corbière s’approprie les codes de l’art poétique pour mieux les détourner à sa guise. Dès le titre, « 1 sonnet — avec la manière de s’en servir », l’auteur nous invite à explorer non seulement le poème en lui-même, mais aussi sa méthode de création. C’est comme si Corbière nous tendait la plume, nous offrant un guide ludique pour composer des vers à la fois subversifs et libérateurs. Ainsi, l’étude de ce sonnet révèle bien plus qu’une simple pièce poétique : elle ouvre les portes d’une leçon magistrale sur l’art de la rébellion littéraire.
« Vers filés à la main et d’un pied uniforme,
Emboîtant bien le pas, par quatre en peloton ;
Qu’en marquant la césure, un des quatre s’endorme…
Ça peut dormir debout comme soldats de plomb.Sur le railway du Pinde est la ligne, la forme ;
Aux fils du télégraphe : — on en suit quatre, en long ;
À chaque pieu, la rime — exemple : chloroforme,
— Chaque vers est un fil, et la rime un jalon.— Télégramme sacré — 20 mots. — Vite à mon aide…
(Sonnet — c’est un sonnet —) ô Muse d’Archimède !
— La preuve d’un sonnet est par l’addition :— Je pose 4 et 4 = 8 ! Alors je procède,
En posant 3 et 3 ! — Tenons Pégase raide :
« Ô lyre ! Ô délire ! Ô… » — Sonnet — Attention ! »
Tristan Corbière, Les Amours Jaunes, « 1 sonnet »,
d’après l’édition de 1873 reproduite par Wikisource.
On peut s’attacher à montrer qu’un tel poème constitue une leçon parodique, par laquelle Tristan Corbière récupère les codes de « l’art poétique » tout en les détournant à sa façon. Le titre du poème est « 1 sonnet — avec la manière de s’en servir ». Tristan Corbière propose donc une sorte de mode d’emploi poétique à l’usage de ceux qui voudraient à leur tour composer des poèmes.
Les emprunts à la tradition
Le genre du sonnet
On peut souligner l’habileté avec laquelle l’auteur joue avec les conventions traditionnelles du genre du sonnet. Tout d’abord, il est indéniable que le poème conserve la structure caractéristique d’un sonnet, avec ses deux quatrains suivis de deux tercets, totalisant ainsi les quatorze vers attendus. Cette fidélité à la forme classique semble à première vue contraster avec l’aspect subversif du poème, mais c’est précisément dans cette apparente conformité que réside l’ironie corrosive de Corbière. En effet, en optant pour l’alexandrin, vers noble par excellence de la poésie française, il s’approprie un symbole de tradition pour mieux le détourner à son profit. De plus, le choix rigoureux des rimes croisées sur les quatrains (ABAB ABAB) et des rimes suivies sur les tercets (CCD CCD) dénote une discipline formelle qui renforce le caractère délibéré de cette démarche parodique. Enfin, la présence marquée de la césure à l’hémistiche, témoigne du respect de la métrique classique, mais aussi de la maîtrise technique de Corbière, qui manipule les conventions avec une assurance déconcertante. Ainsi, le poète prend-il soin de s’inscrire dans la tradition du sonnet, pour mieux pouvoir la détourner.
Le genre de l’Art poétique
Le sonnet « 1 sonnet » de Tristan Corbière s’inscrit résolument dans la lignée de la tradition de l’Art poétique, comme le montre l’abondant champ lexical de la poésie. En effet, les termes « vers », « pied », « césure », « ligne », « rime », suffisent à montrer la dimension métadiscursive du poème, qui évoque les préoccupations formelles et techniques propres à la création poétique. Le titre même du poème, avec sa référence explicite à la « manière » de se servir d’un sonnet, évoque les traités sur l’Art poétique qui abondent dans l’histoire littéraire. On peut notamment penser à l’Art poétique de Boileau, qui énonce les règles de la poésie classique, ou encore à celui de Verlaine, qui prône la primauté de la musicalité dans l’écriture poétique avec sa célèbre injonction « De la musique avant toute chose… ». Ainsi, en se référant à ces figures emblématiques de l’art poétique, Corbière inscrit son sonnet dans un dialogue intertextuel avec la tradition, tout en y apportant sa propre subversion et sa vision singulière de la poésie.
Les références mythologiques
Tristan Corbière, dans ce sonnet, insère des références mythologiques qui montrent également le dialogue avec la tradition. Ces références renvoient à une pratique qui remonte à la Renaissance mais qui trouve également ses racines dès le Moyen Âge : en évoquant des figures mythologiques telles que les Muses, Pégase ou la lyre, Corbière se positionne dans la lignée des poètes qui ont puisé dans les mythes et les légendes pour enrichir leurs œuvres. Les Muses, divinités inspiratrices des arts et de la poésie, sont traditionnellement invoquées par les poètes en quête d’inspiration, et leur mention dans le sonnet de Corbière renforce cette dimension métapoétique. De même, Pégase, le cheval ailé, est une référence classique. Quant à la lyre, instrument associé au dieu Apollon et à la poésie lyrique, sa présence dans le poème de Corbière renvoie à la tradition de la poésie chantée et musicale. Ainsi, ces références mythologiques ancrent le sonnet de Corbière dans un héritage littéraire millénaire, afin de mieux pouvoir jouer avec…
Le détournement parodique
Tous ces éléments, qu’ils soient formels, thématiques ou référentiels, sont délibérément détournés pour servir la parodie. En effet, chaque aspect du sonnet, qu’il s’agisse de sa structure traditionnelle, de ses références mythologiques ou de son vocabulaire poétique, est subverti pour créer un effet comique ou satirique. Ainsi, au-delà de leur apparence de conformité avec les normes de la poésie classique, ces éléments sont en réalité utilisés avec une intention subversive, contribuant à l’ironie et à la critique qui sous-tendent l’ensemble du poème.
Un sonnet ou une marche militaire ?
Le détournement parodique orchestré par Tristan Corbière métamorphose le sonnet en une sorte de marche militaire. Les « pieds » de la métrique se transforment ainsi en pas cadencé de soldats, une image bien éloignée de l’élégance poétique traditionnelle, comme en témoigne la référence aux « soldats de plomb ». Cette métaphore est d’autant plus explicite avec l’évocation du « peloton », regroupement « par quatre », qui fait écho aux quatre vers du quatrain. La « césure », habituellement une pause rythmique dans le vers, prend une toute autre signification dans ce contexte parodique : elle devient la sieste de l’un des « quatre soldats », un détail trivial qui souligne l’ironie corrosive de Corbière à l’égard des conventions poétiques classiques. Ainsi, en subvertissant ces éléments métriques et formels, l’auteur transforme le sonnet en un véritable défilé militaire, où les règles de la poésie sont consciencieusement tournées en dérision.
Un sonnet ou un réseau télégraphique ?

Au XIXe siècle, le télégraphe était un symbole de modernité, célébré notamment par Jules Verne dans ses romans comme un triomphe du progrès et du positivisme humain sur la Nature. C’est dans ce contexte que la deuxième strophe du sonnet de Tristan Corbière prend tout son sens en déviant l’allusion traditionnelle à la montagne du Pinde, autrefois associée au « royaume des poètes ». L’image du Pinde est ainsi subvertie, transformée en une vision dérisoire d’une montagne où s’érigent des poteaux de télégraphe le long des voies ferrées. Cette désacralisation des topoï poétiques traditionnels témoigne d’une volonté de Corbière de détourner les symboles classiques au profit d’une esthétique ironique et prosaïque. Le recours à l’anglicisme « railway » accentue ce souci de prosaïsme et d’anti-romantisme. Les quatre vers de cette strophe deviennent ainsi les quatre fils du télégraphe, tandis que la rime est présentée comme un simple poteau télégraphique, démontrant ainsi le caractère purement formel et arbitraire de cette convention poétique. Un exemple frappant de cette déconstruction de la rime est illustré par l’utilisation du mot « chloroforme » pour rimer avec « forme ». Cette rime riche semble choisie au hasard, dépourvue de toute signification supplémentaire, mettant en évidence la rupture de Corbière avec la tradition poétique qui attachait une importance primordiale au choix des mots pour leur résonance sémantique autant que pour leur musicalité. Ainsi, à travers ces détournements et ces jeux formels, Corbière affirme son refus des conventions poétiques établies et sa volonté de renouveler le langage poétique.
Un sonnet ou un télégramme ?
La métaphore de « télégramme sacré » sert à désigner le poème lui-même. Contrairement à ce que prétend l’adjectif, il s’agit d’une logique de désacralisation : le poème est ainsi rapproché d’un moyen de communication purement pratique, destiné à faire passer rapidement et économiquement des messages brefs, utilitaires et informatifs, où la syntaxe est généralement malmenée afin de payer quelques mots de moins.
Bref, le télégramme est au XIXe siècle ce que le SMS est à notre XXIe siècle. Autrement dit, ce qui est a priori le plus éloigné d’une parole poétique digne de ce nom (même s’il est toujours possible de réinsérer du poétique dans ce qui n’était pas censé en comporter).
Or, c’est précisément ici que Tristan Corbière multiplie les tirets, qui sont autant de ruptures syntaxiques. Le caractère haché du discours correspond bien à ce qu’il est convenu d’appeler le « style télégraphique ». Le poète s’arroge ainsi le droit d’écrire un sonnet télégraphique, en phase avec son siècle, et en rupture, par conséquent, avec la tradition du sonnet.
Un sonnet ou un calcul mathématique ?
La référence à la « muse d’Archimède » peut étonner. En effet, Archimède est connu pour avoir été un grand scientifique, inventeur de la poussée qui porte son nom, non pour ses qualités littéraires. Certes, dans l’Antiquité, les savants étaient beaucoup plus généralistes que de nos jours, et il n’était pas rare que l’on fût tout à la fois écrivain, philosophe et physicien. Cependant, rien dans son article Wikipédia n’évoque, ne serait-ce qu’un peu, une dimension littéraire chez Archimède.
Aussi me semble-t-il qu’on puisse y voir une volonté délibérée, de la part de Tristan Corbière, de refuser toute autorité poétique conventionnelle. Il aurait pu, s’il avait voulu évoquer des poètes de l’Antiquité, nommer Homère, ou Pindare, ou Hésiode, et tant d’autres… Mais non, il choisit Archimède, le savant, le mathématicien, le physicien.
D’où cet axiome inattendu : « La preuve du sonnet est par l’addition ». Tristan Corbière récupère ici à son profit le langage des mathématiques. En posant « 4 et 4 = 8 », il peut faire allusion à la somme des deux quatrains, tandis que les « 3 et 3 » peuvent renvoyer aux deux tercets.
Notons que l’irruption de symboles mathématiques dans un poème est quelque chose de tout à fait rare et, pour l’époque, inattendu. Aujourd’hui, d’autres poètes lui ont emboîté le pas (je pense notamment à Jacques Roubaud), mais, même aujourd’hui, cela apparaît comme une marque de prosaïsme.
Notons aussi que ce signe = ne compte pas dans la versification. Il faut lire : « quatre et quatre, huit » et non « quatre et quatre égalent huit ». Voyez vous-même :
« Je |po |se | quat’ |r’ et | quat’ || huit | A | lors | je | pro | cèd(e), »
La césure se trouve donc à l’emplacement de ce signe « égale », et non à la fin de la phrase (après huit). Cette position centrale donne tout son poids à ce signe que l’on ne prononce pas, mais qui est bel et bien écrit sur la page.
Lyre ou délire ?
On voit donc que ce poème est d’abord et avant tout une farce, un détournement parodique des codes traditionnels du sonnet, à des fins plaisantes. « Tenons Pégase raide », nous dit Corbière, comme s’il s’agissait de tenir la bride de l’inspiration poétique, de refuser de se laisser emporter par toute fougue, et de s’en tenir au contraire à des calculs purement formels.
La paronomase de « lyre » et « délire » montre bien que le poète a voulu tordre le cou à l’antique lyre, refusant toute « fureur divine » en demeurant coûte que coûte dans la parodie et le jeu. Il s’agit en effet moins ici de folie au sens propre que de la volonté d’affirmer la dimension ludique de la pratique poétique, refusant du même coup le sérieux et la gravité de bien des poètes.
Le poème qu’on vient de lire est-il donc bien un sonnet ? Formellement, oui, sans doute. Mais l’insistance avec laquelle Corbière rappelle « c’est un sonnet » peut laisser un doute. Peut-on encore parler de sonnet lorsqu’on s’écarte à ce point d’une forme fixe ? Mais, d’un autre côté, un poète n’a-t-il pas le droit de faire ce qu’il veut de la tradition ? À vous de répondre, de débattre et de trancher dans l’espace des commentaires…
J’ai écrit une première fois cet article en 2019, sous la forme d’un plan de commentaire davantage que sous la forme d’un commentaire entièrement rédigé. Puis, suite à une réflexion sur l’intelligence artificielle publiée sur ce même blog, j’ai eu envie de voir comment utiliser intelligemment l’IA pout avoir un commentaire rédigé à partir de notes plus succinctes. J’aime bien le rendu. Mais je suis honnête, d’où cet encadré pour vous le dire. Je précise bien que j’utilise l’IA en tant qu’outil, ce qui n’a rien à voir avec le fait de le laisser écrire des articles. En ce sens, je reste bel et bien l’auteur de ce commentaire.
Pour aller plus loin…
- Peut-on encore écrire des sonnets aujourd’hui ?
- « Résignation » : le sonnet inversé de Verlaine
- La parodie de « La Cigale et la Fourmi » par Tristan Corbière


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Une très belle et subtile analyse – merci 🙂
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Merci !
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Passionnant. Bravo !
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Très intéressant. Je me demande quelle est la part prise précisément par l’IA pour la composition de ce commentaire. En tout cas tout ce qui est écrit est cohérent. Je suis un admirateur de Corbière et connais particulièrement ce texte pour en avoir fait, avec un ami, une étude, essentiellement prosodique, lorsque j’étais étudiant à Toulouse, je me sens donc d’autant plus intrigué.
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Eh bien, tout à été écrit par moi dans un premier temps, pour un commentaire déjà pas trop mal publié en 2019, mais certains paragraphes prenaient la forme de liste à puce avec une suite de remarques sur un style quelque peu télégraphique. L’IA à simplement développé, ajouté du liant, des transitions.
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Je comprends. Cela reste donc dans ce cas une intervention qui relève plus de la chirurgie plastique superficielle que de la grosse opération. Il n’en reste pas moins que cette sacrée IA nous place (en tout cas moi) dans une situation de perplexité et de crainte avancées ! Des perspectives vertigineuses, dans un contexte humain extrêmement complexe. Je me demande dans quelle mesure il serait pertinent de faire une parallèle avec toutes les inventions mécaniques (pour simplifier) qui ont enlevé de sur nos épaules de lourds fardeaux matériels au cours des deux siècles écoulés. Résultat : il a quand même fallu reconquérir un goût des activités physiques (jogging, salles de gym…), avant tout par nécessité. Notre santé était en jeu. Sauf que… tout le monde n’est pas logé à la même enseigne pour cette reconquête nécessaire de l’activité physique. L’IA est notamment conçue pour nous alléger du poids de tâches intellectuelles. Les conséquences dans le domaine des activités cérébrales seront-elles comparables ?
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C’est une vraie question, en effet, et il n’est hélas pas bien difficile d’imaginer que cela n’augure pas que des bonnes choses.
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