Retenez bien son nom : il s’appelle Erwan Quesnel. Comédien, anciennement professeur de mathématiques en collège, il est l’auteur et l’unique interprète de La complainte du Bipo, représentée, ce mercredi 7 juin 2023, au théâtre Francis Gag, dans le Vieux-Nice. Une pièce, mise en scène par Cédric Garoyan, qui se présente comme largement autobiographique, même si le but de l’auteur est moins de se raconter que de nous faire comprendre ce qu’est la bipolarité.
Dans la tête d’un bipolaire
Bipolaire. Anciennement, on disait maniaco-dépressif. Des mots techniques, qui permettent d’expliquer ce trouble, mais pas forcément de le comprendre. Erwan Quesnel, lui, n’explique pas, il nous fait vivre. Comme de l’intérieur. Comme si le comédien pensait tout haut, nous donnant accès à ce qu’il se passe dans la tête d’une personne bipolaire.
Les moments d’euphorie, de précipitation, d’hyperactivité, et les phases dépressives, plus sombres. Le flux déchaîné des pensées, qui se bousculent dans l’esprit, jusqu’à parfois bâtir des scénarios délirants. Les montagnes russes de l’humeur. Le passage éclair de la plus grande confiance en soi à la plus faible estime de soi.
Erwan Quesnel dit aussi les effets secondaires des médicaments. Ils régulent l’humeur, certes, ils évitent cet épuisant yoyo émotionnel. Mais il faut en payer le prix. Sensation d’être un « légume », difficulté à penser, prise de poids, perte de libido. Alors, forcément, il y a la tentation de ne pas les prendre. Mais Erwan Quesnel l’affirme à la fin de la pièce : s’il ne veut pas « mourir d’épuisement », il doit « prendre régulièrement le traitement et écouter les conseils de [son] psychiatre et de [son] infirmière ». C’est par cette leçon de courage et de sagesse que se termine la pièce.
Rire et faire rire
L’humour est omniprésent. Aussi pourrait-on rapprocher la pièce du genre du one-man-show. Mais contrairement aux seuls-en-scène traditionnels, l’essentiel n’est pas de faire rire, mais, par le rire, de montrer, d’exposer, de faire comprendre. On rit beaucoup, et heureusement, s’agissant d’un sujet difficile. On pressent, et sans doute on n’imagine pas, combien les faits ont dû être difficiles à vivre sur le moment, même s’ils sont présentés de façon hilarante.
Erwan Quesnel a réussi à transformer la souffrance en rire. À rire de la maladie et à faire rire les autres à ce sujet. Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de meilleures preuves de santé mentale, que d’être capable de rire de sa propre folie. Rire de soi-même, cela implique une prise de distance, un détachement, une capacité à s’observer soi-même, et en même temps une acceptation bienveillante de ce que l’on est. Je crois que, bien souvent, nous ne rions pas assez de nous-mêmes. Rien que pour cela, rien que pour cette capacité à rire et à faire rire de soi-même, Erwan Quesnel mérite tout notre respect.
Une sincérité absolue
Tout aussi omniprésente est l’authenticité du comédien. On y croit du début à la fin. On oublierait presque que cette représentation a été écrite pour être jouée. Erwan Quesnel est lui-même sur scène, sans avoir besoin d’endosser un rôle, même si bien sûr il y a une part de jeu. On a l’impression qu’il nous raconte sa vie comme si c’était la première fois qu’il le faisait. Alors, certes, il campe un personnage survolté, qui court dans tous les sens, qui crie son texte dans plein de langues différentes, qui fonctionne à mille à l’heure. Il y a une part de caricature, nécessaire à l’instauration du rire, mais ce personnage très nature semble à l’image de l’auteur.
C’est qu’il se présente à nous tout entier, corps et âme, et se livre pendant plus d’une heure. Avec son corps massif, ses longs cheveux rebelles, son exubérance. Acceptant d’apparaître sous un jour qui n’est pas le plus flatteur. Cette sincérité absolue rend le personnage extrêmement sympathique. Erwan Quesnel se montre parfaitement à l’aise sur scène, investissant le plateau comme s’il était chez lui, en l’affirmant explicitement : « je fais absolument ce que je veux ». Malgré le titre de la pièce, celle-ci n’a rien d’une complainte. Rien de larmoyant, rien de pathétique. Tragique, souvent, mais pathétique, non.
Et cela, cette force-là, tient aussi à l’incroyable présence scénique d’Erwan Quesnel. La représentation tient presque d’une performance sportive. Il court beaucoup, occupe tout le plateau, descend parfois parmi le public, crie, chante, parle plusieurs langues presque en même temps. On peut dire qu’Erwan Quesnel se donne à fond, corps et âme, pendant cette heure où il transpire beaucoup. Cette exubérance n’est pas gratuite, elle n’est pas là seulement pour faire rire : Erwan Quesnel nous montre ainsi physiquement l’emballement qui se produit dans l’esprit d’une personne bipolaire. Et ce déferlement tonitruant n’est jamais informe : bien souvent, l’alexandrin perce sous le cri et le déchaînement.
☆
La représentation d’hier soir m’a permis de retrouver Erwan dans un autre contexte que les scènes ouvertes de slam poésie où je l’ai rencontré. Vous l’aurez compris, j’ai beaucoup aimé cette pièce drôle, intelligente, sensible, qui réussit à faire rire tout en faisant réfléchir. Cette pièce m’a remis en mémoire le célèbre propos de Blaise Pascal : « Nous sommes tous si nécessairement fous, que ce serait être fou, par un autre tour de folie, de n’être pas fou. »
Je ne peux que vous inviter à aller voir Erwan sur scène. En effet, cette représentation au théâtre Francis Gag était comme un tour de chauffe avant le festival d’Avignon, où Erwan se produira parmi les milliers de spectacles qui s’y déroulent. Souhaitons-lui le meilleur !
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Une personne bipolaire se met en scène
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