Le titre de cette pièce m’a intrigué, forcément, quand j’ai vu l’annonce, mercredi soir, au théâtre Francis Gag, au sortir de la pièce d’Erwan Quesnel (voir article précédent). Et donc, j’ai décidé de revenir ce jeudi soir, pour assister à la pièce sobrement intitulée Prof ! Un seul acteur, Éric Fardeau, pour interpréter le texte de Jean-Pierre Dopagne, dans une mise en scène de Cédric Garoyan.
Le comédien entre par la même entrée que le public. Il commence à parler depuis l’espace compris entre la scène et les premiers sièges, avant de regagner la scène. La salle reste éclairée, et le restera tout du long. Sur scène, un vrai bureau de prof et de vraies chaises d’élèves, de ce jaune vif que tout le monde ou presque a connu. Un paper-board. Presque une vraie salle de classe.
« Autrefois, vous vous seriez levés. » C’est par ces mots que commence la pièce. Le comédien s’adresse au public comme un professeur à ses élèves. Il déplore la déperdition de ce geste symbolique, l’accueil du professeur par une classe debout. Le comédien incarne un professeur de français désabusé. Ou plutôt, un ex-prof, libéré de ses fonctions depuis un certain 17 février. Nous n’apprendrons que très progressivement ce qu’il s’est passé ce jour-là, ce jour qui a fait basculer la vie de ce professeur de français en Terminale.
On assiste donc au monologue d’un homme qui revient sur sa carrière de professeur avec un regard rétrospectif et détaché. Il s’agit bien entendu d’une fiction. Dans la réalité, on refuserait d’écouter avec empathie un homme qui a commis l’irréparable. Mais la fiction permet cela. On est pris par le charisme de ce quincaginaire désabusé, qui retrace son parcours jusqu’à cet instant fatal, ce 17 février, et on essaye de comprendre le pourquoi, le comment.
Enfant, il était moqué comme le « fils du cul terreux ». Parce qu’il était fils d’agriculteur. Lui a eu cette chance de pouvoir faire des études. Il a été immédiatement subjugué par ses cours de langues anciennes. Μῆνιν ἄειδε θεὰ Πηληϊάδεω Ἀχιλῆος. Conte-nous, ô Muse, la colère d’Achille, fils de Pelée. Et avec cette colère qui met en route l’Iliade, s’ouvre tout un monde de dieux et de héros, Zeus, Apollon, Agamemnon… L’élève est happé par ces noms qu’il n’avait jamais entendus.
Quelques années plus tard, voici donc notre personnage devenu professeur. Un métier autrefois prestigieux, respecté, presque sacré. Il y avait le maire, protecteur des corps, le curé, gardien des âmes, et le professeur, jardinier des esprits. Notre jeune professeur tombe de haut. L’apocope qui a réduit le professeur en « prof » est le symbole d’un métier qui a perdu son prestige. Le personnage définit lui-même sa fonction par ces mots désabusés : le professeur de littérature est celui qui transforme un sujet de plaisir en objet d’étude. Surtout, le public est loin d’être acquis, et il fait preuve d’une grande apathie, quand ce n’est pas d’hostilité.
Notre professeur ne trouve pas dans sa hiérarchie le soutien qu’il espérait. On lui recommande d’être moins ambitieux. Au lieu d’enseigner Molière, Comeille et Racine, pourquoi ne pas se pencher sur TikTok ? Alors, un beau jour, se produit l’injustifiable, que notre personnage décrit avec détachement et légéreté : « J’ai supprimé la Terminale C ». Comprendre qu’il a sorti un fusil mitrailleur de sa sacoche, et qu’il a froidement tiré dans le tas. Il est plutôt fier de son carton, pour une personne qui n’avait jamais avant cela utilisé une arme.
On comprend alors que la pièce n’est pas seulement une pièce sur la difficulté d’être un professeur dans la société d’aujourd’hui, mais aussi et surtout une pièce sur la monstruosité. Notre personnage le dit plusieurs fois : « Je suis un monstre ». Comment peut-on arriver à une telle extrémité ? À aucun moment, notre personnage ne regrette son geste, dont il parle toujours avec détachement et presque avec humour. Aussi la pièce est-elle drôle et dérangeante à la fois. Notre personnage, malgré l’horrible crime qu’il a commis, reste sympathique. Ce qui rend la pièce très intéressante.
Ce spectacle sera prochainement joué à Avignon. La représentation de jeudi soir s’inscrivait dans le cadre d’un festival permettant aux artistes niçois de jouer leurs pièces en public avant Avignon. Et je trouve que c’est une bonne idée de la part du Théâtre Francis Gag : tout le monde n’a pas la possibilité d’aller à Avignon. Souhaitons à cette pièce d’y rencontrer du succès !
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