Les courants littéraires

Une collègue professeur de français s’interroge sur les réseaux sociaux sur les bornes temporelles des courants littéraires, et je me suis dit que cela pourrait faire l’objet d’un article.

On pense généralement l’histoire littéraire en termes de mouvements et de courants. En effet, même si l’écriture est une pratique essentiellement individuelle, celle-ci est le creuset d’une époque où elle se reflète de façon condensée. Un écrivain, aussi grand que soit son désir d’être original, demeure le témoin de son temps. On peut ainsi distinguer des courants, qui ne sont que des tendances communes, des traits d’époque. Lorsque les écrivains sont conscients de faire partie d’une famille esthétique, lorsqu’ils se regroupent volontairement, on parlera plutôt de mouvements.

Le Baroque

Il en est de même des courants littéraires que des périodes historiques : ce sont avant tout des conventions utiles pour raconter l’histoire littéraire, et non des réalités concrètes. Souvent, ces courants ont été nommés après coup. Ce n’est qu’au vingtième siècle, notamment avec les travaux de Jean Rousset dans Circé et le paon, que l’on s’est rendu compte que le baroque n’était pas seulement un courant artistique mais aussi un courant littéraire. Le baroque français a longtemps été éclipsé par les grandes œuvres du classicisme, et il a fallu du temps pour redécouvrir les œuvres de la première partie du dix-septième siècle. Au-delà de Racine, Molière et La Fontaine, on a redécouvert Corneille, qui n’est pas vraiment « classique », et on s’est mis à lire et à rééditer des auteurs comme Rotrou ou Mairet. Leur pratique esthétique a été rapprochée du baroque, déjà bien documenté en architecture ou en musique.

◇ Voir l’article « Vous avez dit baroque ? » de ce blog

Le Baroque a émergé comme une volonté de la Contre-Réforme de réaffirmer l’autorité, et par conséquent la grandeur, de l’Église catholique. Le baroque, pour les historiens de la littérature (les historiens des beaux arts retiennent d’autres dates), correspond donc à une période postérieure au concile de Trente, qui a débuté en 1545, et qui va jusqu’en 1642, à la mort de Louis XIII. Ainsi, le dix-septième siècle ne se résume pas à l’apogée du classicisme, qui a pu avoir tendance à éclipser le reste.

On voit bien le caractère conventionnel du choix de cette date, dans la mesure où la mort d’un roi est un événement extérieur à la littérature. Le changement de règne marque une évolution qui dépasse l’histoire de la littérature et qui concerne l’Histoire tout court, avec un grand H.

Le classicisme

Dès lors, quelles sont les bornes temporelles du classicisme littéraire français ? Jacques Scherer, dans La dramaturgie classique en France (1950), emploie ce mot dans une acception étroite et une acception large. Il montre qu’il a fallu trois générations successives d’écrivains pour aboutir au classicisme dans sa perfection. Au sens large, tous ces écrivains sont dits « classiques », mais au sens étroit, c’est seulement la troisième période qui est proprement « classique », au sens d’un classicisme abouti. La première période, que Jacques Scherer appelle « archaïque », va de 1600 à 1625-1630. La deuxième, dite « pré-classique », va de 1630 à la Fronde (1648-1653). La troisième, dite « classique », est postérieure à la Fronde, et ne fait que perfectionner ce qui avait déjà été mis en place par les préclassiques.

On peut associer le classicisme au siècle de Louis XIV. Le règne du Roi Soleil correspond à un apogée politique et artistique, qui s’incarne dans la splendeur de Versailles, dans le théâtre de Racine et de Molière, dans les fables de La Fontaine, dans les jardins à la française. Le modèle du classicisme, c’est « l’honnête homme », équilibré et mesuré, nourri de culture antique : le classicisme prolonge l’humanisme du XVIe siècle. L’aurea mediocritas, la médiocrité dorée, définit cet idéal d’équilibre et d’harmonie, à l’image de la géométrie des jardins à la française. Pour parler en termes nietzschéens, le classicisme correspond à une beauté apollinienne, là où le baroque et le romantisme, pour des raisons différentes, seront à ranger du côté de la beauté dionysiaque.

Quand le classicisme a-t-il pris fin ? Rappelons que les auteurs concernés ne s’appelaient pas eux-mêmes de la sorte, que cette dénomination leur est postérieure et que ce sont notamment les romantiques qui les ont désignés ainsi.

On parle parfois des « siècles classiques » (au pluriel) pour désigner les XVIIe et XVIIIe siècles. Louis XIV est décédé en 1715 à l’âge de 76 ans. Il n’y a pas eu de rupture esthétique majeure sous Louis XV ou Louis XVI. Voltaire écrit des pièces de théâtre de facture classique. Il faut attendre la Révolution française, qui a engendré le Romantisme, pour qu’il y ait vraiment un sentiment de rupture. Il se trouve encore au XIXe siècle des critiques littéraires comme La Harpe ou Népomucène Mercier pour juger des oeuvres avec uniquement des critères classiques (et évidemment ils fustigent ces nouveaux auteurs qui en font fi). Le fait même qu’il y ait eu une bataille d’Hernani montre que le goût classique était encore bien vivant au XIXe siècle, et que les Romantiques ont dû lutter pour s’imposer.

Les Lumières

Entre les deux, il y a eu les Lumières. Et là encore, interrogeons-nous sur les bornes temporelles de ce courant philosophique. À vrai dire, ce n’est pas sa fin qui pose problème, mais plutôt son début. On peut en effet estimer que les Lumières trouvent leur aboutissement dans la Révolution française. Mais quand est-ce que ce courant a commencé ?

Là encore, les philosophes des Lumières n’ont été étiquetés comme tels qu’après coup. Et la pensée des Voltaire, des Rousseau, des Diderot, des Montesquieu trouve ses racines dans les siècles antérieurs, avec par exemple le rationalisme cartésien, la révolution copernicienne et l’Humanisme en général, avec par exemple la pensée d’un Montaigne, qui place l’homme au centre, ou les deux infinis de Pascal, qui prennent acte du fait que le cosmos n’est plus perçu selon le rassurant modèle géocentrique. Le siècle des Lumières a sans doute aussi été influencé par la Réforme protestante, puisque celle-ci a acté le fait que l’on pouvait critiquer la religion catholique. Dès le dix-septième siècle, le philosophe hollandais Spinoza ne s’en est pas privé, et son rationalisme le conduit à une forme de panthéisme où Dieu est davantage un concept qu’une personne.

De fait, le Lagarde et Michard, ce manuel bien connu de tous les passionnés d’histoire littéraire, ne donne pas de date précise pour le début de la pensée des Lumières, et s’y prend à peu près de la même manière que ce que je viens de faire, c’est-à-dire en soulignant la continuité des idées d’une époque à l’autre. La philosophie des Lumières se serait ainsi constituée progressivement. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un bloc monolithique, et les philosophes des Lumières étaient loin d’être d’accord sur tout. Rousseau a même pu voir, à certains moments, les autres philosophes comme des ennemis.

Le Romantisme

Venons-en au romantisme. Ce qui est compliqué avec le romantisme, c’est que c’est un courant transnational. Il y a eu un romantisme allemand, un romantisme français, etc. Et c’est aussi un courant transdisciplinaire. Il y a eu un romantisme musical, un romantisme littéraire, etc. Et donc les bornes temporelles changent selon le pays ou la discipline artistique.

Jean-Jacques Rousseau est parfois présenté comme un auteur préromantique. C’est bien sûr un abus de langage, dans la mesure où cela constitue un anachronisme. On ne peut pas être défini par quelque chose qui n’a pas encore eu lieu. Jean-Jacques Rousseau, bien évidemment, ne pouvait pas savoir que le romantisme allait naître dans la première moitié du XIXe siècle. Pour autant, il y a bien dans la sensibilité exacerbée de Jean-Jacques Rousseau quelque chose qui évoque indubitablement le romantisme.

Mais, même si l’on fait de Jean-Jacques Rousseau un préromantique, cela veut bien dire qu’il précède, et non qu’il inaugure, le romantisme. J’ai tendance à associer le romantisme littéraire français aux années 1820 et 1830, qui constituent pour moi l’apogée de ce courant. Les Méditations Poétiques de Lamartine datent de 1820. En 1826 paraît le Théâtre de Clara Gazul de Prosper Mérimée, qui est un laboratoire du drame romantique. La fameuse bataille d’Hernani a eu lieu en 1830. C’est en 1834 que Musset publie sa pièce Lorenzaccio, qui est l’un des chefs-d’œuvre du théâtre romantique français. Le Stello de Vigny est paru en 1832.

Ces années-là sont celles de la Restauration. Une période où la France est revenue à un gouvernement de type monarchique, mais où les esprits ont été nourris par le bouillonnement intellectuel et politique de la Révolution française. Une période qui a pris acte du fait que l’on ne pourra jamais revenir tout à fait à l’ancien régime. Une rupture a eu lieu, historique, politique, philosophique, morale, mentale, esthétique, littéraire. Et le romantisme est un peu l’enfant de la Révolution française. Dans Lorenzaccio, apparaît l’idée d’un échec des révolutions, dans la mesure où l’assassinat du duc ne conduit qu’à l’avènement d’un autre duc remplaçant le premier. L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert peut être lu comme le constat amer de l’impossibilité d’être romantique dans une époque qui ne l’est plus. Le roman est paru en 1869. Les Fleurs du mal de Charles Baudelaire sont pétries de romantisme mais dépassent par leur modernité les codes romantiques. La parution de ce recueil en 1857 marque pour moi le passage à autre chose. Charles Baudelaire dépasse le romantisme dans ses poèmes.

Le fait même qu’un auteur comme Victor Hugo ait traversé la quasi-totalité du siècle montre bien l’impossibilité de borner de façon univoque le romantisme littéraire français. Les choses se passent, en réalité, de façon fluide, sans réel début ni terme. Cependant ce bornage a une utilité pratique, ne serait-ce qu’à des fins d’enseignement. Alors, s’il fallait à tout prix donner des dates pour le romantisme français, étant entendu que je ne parle que de littérature et non des autres arts qui ont une histoire propre, je pense qu’il ne serait pas idiot de suivre les périodes de l’Histoire avec un grand H, et de faire coïncider le romantisme littéraire français avec la première moitié du dix-neuvième siècle, ce qui correspond aussi à la période de la restauration allant de 1815 à 1852. Avec le Second Empire, en effet, sont douchées certaines des aspirations politiques des romantiques français. La modernité poétique, le symbolisme, le naturalisme, le positivisme arrivent sur le devant de la scène. Certes, le romantisme continue d’influencer la création artistique et littéraire dans la deuxième partie du 19e siècle, mais précisément il n’est plus qu’une influence. Les grandes heures du romantisme littéraire français se situent pour moi dans la première moitié du siècle, et plus précisément dans les années 1820 et 1830.

Il est toujours passionnant de percevoir les évolutions et les continuités de l’histoire littéraire. Les courants littéraires se nourrissent de ce qui les précède et ils ont une influence sur les générations postérieures. Aussi semble-t-il bien difficile de donner une date à laquelle ils commenceraient ou se termineraient. Un courant littéraire, ce n’est pas un fait historique concret, mais plutôt un ensemble de tendances qui font l’esprit d’une époque. Plusieurs peuvent d’ailleurs se chevaucher temporellement : par exemple le romantisme théâtral et poétique a-t-il été partiellement concomitant du réalisme romanesque. L’esprit des Lumières n’a pas mis un terme au classicisme dans la mesure où Voltaire a écrit des pièces de théâtre de facture globalement classique. Parfois, une date fait consensus : on retient généralement la date de la mort de Breton pour marquer la fin du surréalisme, même si cela ne signifie pas que le surréalisme n’a pas continué de nourrir la production artistique postérieure. Je voudrais terminer en rappelant que je ne suis pas un historien de la littérature et que les remarques qui précèdent correspondent à une réflexion personnelle qui ne prétend évidemment pas être la vérité absolue. Si vous avez des remarques ou des nuances à apporter, n’hésitez pas à le faire dans l’espace des commentaires !

La question telle qu’elle était posée sur les réseaux

Bonsoir à tous

Petites questions :

🎨📚 Quelle est votre perception du baroque : le voyez-vous principalement comme un mouvement littéraire, ou le considérez-vous avant tout comme un mouvement artistique ? J’aimerais connaître vos opinions !

🤔 Par ailleurs, les périodes des mouvements littéraires et artistiques sont souvent sujettes à débat :

• À quel moment pensez-vous que le classicisme a pris fin ? Les perspectives varient largement sur ce sujet.
• Quand situeriez-vous le début de l’ère des Lumières ?
• Et en ce qui concerne le romantisme, quelle est votre interprétation de ses périodes de début et de fin ?

Hâte de lire vos réflexions et analyses ! 🌟


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