Victor Hugo, « Au moment de rentrer en France »

Ardent démocrate, Victor Hugo s’est toujours farouchement opposé au régime de Napoléon III, instauré grâce au coup d’Etat du 2 décembre 1851, qui mit fin à la Deuxième République pour instaurer le Second Empire. C’est sur les îles anglo-normandes, Jersey et Guernesey, que le poète, contraint à l’exil, a écrit Les Châtiments, recueil de poèmes publié en 1853. Le poète y utilise la satire et l’invective pour mobiliser l’opinion publique contre celui qu’il appelait « Napoléon le petit ». Dans la réédition de ce recueil en 1882, on trouve, en tête du recueil, un poème daté du 31 août 1870, soit quelques jours avant la chute du Second Empire, le 4 septembre 1870, des suites de la défaite de Sedan. Je vous propose donc de découvrir ce qu’écrivait Victor Hugo « Au moment de rentrer en France ».

Le poète, dramaturge et romancier Victor Hugo
Qui peut, en cet instant où Dieu peut-être échoue,
Deviner
Si c’est du côté sombre ou joyeux que la roue
Va tourner ?

Qu’est-ce qui va sortir de ta main qui se voile,
Ô destin ?
Sera-ce l’ombre infâme et sinistre, ou l’étoile
Du matin ?

Je vois en même temps le meilleur et le pire ;
Noir tableau !
Car la France mérite Austerlitz, et l’empire
Waterloo.

Ce début de poème m’a ému, parce que le poète a intimement conscience de se trouver à une charnière de l’histoire. On notera l’omniprésence des balancements binaires dans cet extrait : « sombre ou joyeux », « l’ombre infâme et sinistre, ou l’étoile du matin », « le meilleur et le pire ». A quelques jours de la fin du Second Empire, Victor Hugo sent le vent tourner. Il se trouve à un moment où tout est possible, où l’avenir de la France est ouvert, et où deux destins opposés se dessinent, l’un sombre, l’autre lumineux.

L’Empereur Napoléon III, par Flandrin, 1862 (Wikipédia, Domaine public)

Les questions rhétoriques peignent une situation d’incertitude, le poète voyant poindre deux avenirs opposés, tout aussi possibles selon lui. Les références à « Dieu » et au « destin » montrent que, pour Victor Hugo, l’issue est imprévisible, en ce qu’elle est n’est pas du ressort des simples humains. Le cours de l’Histoire est guidé par une « main » voilée, qui est une métaphore de la volonté de Dieu.

D’un côté, donc, la joie, l’espoir incarné par l’étoile du matin, « le meilleur ». Et, de l’autre, le « côté sombre », « l’ombre infâme et sinistre », « le pire ». Une vision des choses très dichotomique, très tranchée, ce qui instaure une tension dramatique. Victor Hugo met en scène l’Histoire qui est en train de se produire, et fait du moment un enjeu décisif pour l’avenir du pays, le moment où tout peut se jouer, et basculer d’un côté comme de l’autre.

Le poète distingue nettement la France, le pays qu’il aime, et l’empire, qui n’en est que le régime et ne saurait être confondu avec elle. Il souhaite ainsi la victoire à la première (« Austerlitz ») et la défaite à l’autre (« Waterloo »). Il faut ici rappeler que Victor Hugo avait été inquiété par le régime de Napoléon III, et qu’il avait été contraint de s’exiler dans les îles anglo-normandes. La chute du Second Empire serait donc pour lui une victoire à la fois sur le plan personnel, et sur le plan politique.

Cette première partie du poème est émouvante, pour nous lecteurs du XXIe siècle, où nous pouvons avoir aussi l’impression que nos choix collectifs peuvent radicalement changer la donne de l’avenir. Alors que, pendant longtemps, nous avons considéré que l’avenir ne pouvait être porteur que de progrès et de mieux-être, nous sommes aujourd’hui largement revenus de cette vision naïve de l’avenir : le dérèglement climatique, les guerres, les tensions politiques semblent parfois dessiner un futur très sombre. Les questions que pose Victor Hugo en début de poème résonnent avec notre propre angoisse quant à l’avenir.

Dans la deuxième partie du poème, Victor Hugo se met lui-même en scène comme figure héroïque. J’ai été moins séduit par cette partie, où le poète n’est pas étouffé par sa modestie. Celle-ci est malgré tout intéressante, dans la mesure où elle porte une vision romantique du monde et une conception épique du destin personnel.

J’irai, je rentrerai dans ta muraille sainte,
Ô Paris !
Je te rapporterai l’âme jamais éteinte
Des proscrits.

Puisque c’est l’heure où tous doivent se mettre à l’œuvre,
Fiers, ardents,
Écraser au dehors le tigre, et la couleuvre
Au dedans ;

Puisque l’idéal pur, n’ayant pu nous convaincre,
S’engloutit ;
Puisque nul n’est trop grand pour mourir, ni pour vaincre
Trop petit ;

Puisqu’on voit dans les cieux poindre l’aurore noire
Du plus fort ;
Puisque tout devant nous maintenant est la gloire
Ou la mort ;

Puisqu’en ce jour le sang ruisselle, les toits brûlent,
Jour sacré !
Puisque c’est le moment où les lâches reculent,
J’accourrai.

Et mon ambition, quand vient sur la frontière
L’étranger,
La voici : part aucune au pouvoir, part entière
Au danger.

Ce qui distingue cette partie de la précédente, c’est évidemment l’omniprésence du « je ». Le retour à Paris est certes une victoire personnelle, marquant la fin d’un long exil, mais Victor Hugo en fait bien plus que cela. Ce retour à Paris, le poète en fait un symbole qui atteint à une dimension universelle. Victor Hugo se dépeint en sauveur de la nation, opérant ainsi un grandissement épique par rapport aux faits eux-mêmes.

La formulation répétitive « J’irai, je rentrerai », la présence des pronoms « je » en début de vers dramatise le rôle héroïque du poète. La multiplication des compléments circonstanciels introduits par « Puisque » instaure une tension dramatique en retardant l’arrivée d’une très courte proposition principale : « J’accourrai ». Cette construction de la phrase, avec une très longue protase et une très brève apodose, met en relief le rôle central du « je ». Le poète apparaît comme un héros, un sauveur, qui n’a devant lui que deux choix : « la gloire, ou la mort ». Victor Hugo affirme son courage, sa résolution à prendre ses responsabilités, et à agir pour la France, voire à se sacrifier pour elle. Le rejet de toute ambition politique personnelle (« part aucune au pouvoir, part entière / au danger ») montre que le poète est totalement désintéressé, n’agissant pas pour lui-même, mais pour son pays.

Cette vision héroïque et quasiment sacrificielle du rôle individuel s’inscrit dans une vision du monde presque apocalyptique. L’affirmation « c’est l’heure » définit le temps présent comme un moment décisif de l’Histoire. L’oxymore d’ « aurore noire » que l’on voit « poindre dans les cieux » donne l’impression d’une atmosphère de fin des temps. L’affirmation « en ce jour le sang ruisselle, les toits brûlent » peint un monde en plein chaos. Victor Hugo parle même de « jour sacré », dans une vision romantique et eschatologique de l’Histoire.

La troisième partie du poème fait intervenir la deuxième personne, à travers laquelle le poète s’adresse à la France personnifiée. Cela permet à Victor Hugo de se peindre comme le « fils » de la France, et de justifier à la fois son exil et son retour.

Puisque ces ennemis, hier encor nos hôtes,
Sont chez nous,
J’irai, je me mettrai, France, devant tes fautes
À genoux !

J’insulterai leurs chants, leurs aigles noirs, leurs serres,
Leurs défis ;
Je te demanderai ma part de tes misères,
Moi ton fils.

Farouche, vénérant, sous leurs affronts infâmes,
Tes malheurs,
Je baiserai tes pieds, France, l’œil plein de flammes
Et de pleurs.

France, tu verras bien qu’humble tête éclipsée
J’avais foi,
Et que je n’eus jamais dans l’âme une pensée
Que pour toi.

Tu me permettras d’être en sortant des ténèbres
Ton enfant ;
Et tandis que rira ce tas d’hommes funèbres
Triomphant,

Tu ne trouveras pas mauvais que je t’adore,
En priant,
Ébloui par ton front invincible, que dore
L’Orient.

Naguère, aux jours d’orgie où l’homme joyeux brille,
Et croit peu,
Pareil aux durs sarments desséchés où pétille
Un grand feu,

Quand, ivre de splendeur, de triomphe et de songes,
Tu dansais
Et tu chantais, en proie aux éclatants mensonges
Du succès,

Alors qu’on entendait ta fanfare de fête
Retentir,
Ô Paris, je t’ai fui comme le noir prophète
Fuyait Tyr.

Quand l’empire en Gomorrhe avait changé Lutèce,
Morne, amer,
Je me suis envolé dans la grande tristesse
De la mer.

Là, tragique, écoutant ta chanson, ton délire,
Bruits confus,
J’opposais à ton luxe, à ton rêve, à ton rire,
Un refus.

Mais aujourd’hui qu’arrive avec sa sombre foule
Attila,
Aujourd’hui que le monde autour de toi s’écroule,
Me voilà.

France, être sur ta claie à l’heure où l’on te traîne
Aux cheveux,
Ô ma mère, et porter mon anneau de ta chaîne,
Je le veux !

J’accours, puisque sur toi la bombe et la mitraille
Ont craché.
Tu me regarderas debout sur ta muraille,
Ou couché.

Et peut-être, en la terre où brille l’espérance,
Pur flambeau,
Pour prix de mon exil, tu m’accorderas, France,
Un tombeau.

Cette dernière partie du poème, où Victor Hugo s’adresse à la France elle-même, marque la fidélité absolue du poète envers son pays, par-delà les années d’exil qui auraient pu faire croire à un rejet. Le poète se pose en défenseur de la patrie, prêt à lutter contre ses ennemis extérieurs, comparés à « Attila », le chef des Huns qui a envahi l’Europe à la fin de l’Antiquité. Cette dernière partie se lit comme une profession de foi, un serment de fidélité absolue envers la France.

C’est aussi, pour le poète, une façon de justifier son exil. La France personnifiée est ainsi peinte comme succombant aux sirènes de l’erreur, du luxe, de l’orgie. Elle est quasiment décrite comme une courtisane illusionnée par l’ivresse. Victor Hugo compare la France de Napoléon III à « Gomorrhe », ville mentionnée dans la Genèse comme gangrenée de péchés et donc détruite par Dieu. Le poète parle de « jours d’orgie », de « délire ». Ainsi, le poète se réapproprie son exil, en faisant un choix personnel, un « refus », alors que Victor Hugo semble plutôt avoir été contraint à l’exil par ses prises de position politiques.

Victor Hugo oppose nettement le temps passé de l’exil (« naguère ») et le temps présent (« aujourd’hui ») où la France est menacée par la guerre (« la bombe et la mitraille »), où il ne désire rien d’autre qu’être le défenseur de son pays. Une volonté très fortement affirmée par le vers bref : « Je le veux ».

Les derniers mots du poème sont particulièrement émouvants, puisque Victor Hugo émet le vœu de trouver une sépulture sur la terre de France, après tant d’années d’exil. En 1870, le poète a soixante-huit ans, à une époque où l’espérance de vie était moindre qu’aujourd’hui, et, voyant le spectre de la mort approcher, il émet le vœu de pouvoir être enterré sur le sol de France. Son vœu sera exaucé, puisque, à la mort du poète en 1885, Victor Hugo sera inhumé au Panthéon, à la suite d’obsèques nationales qui ont réuni près de deux millions de personnes.

Cet article appartient à la catégorie « PoRétro », dans laquelle j’explore les poèmes du passé, à la recherche de ce qu’ils ont encore à nous dire aujourd’hui. Cette rubrique cherche à faire découvrir des poèmes méconnus comme de grands classiques, afin de renouveler un peu nos anthologies.


En savoir plus sur Littérature Portes Ouvertes

Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.

3 commentaires sur « Victor Hugo, « Au moment de rentrer en France » »

    1. Merci à vous pour votre commentaire ! Il est vrai que Rimbaud trouvait tout ce qui le précédait « horriblement fadasse », et il faut bien dire que Hugo ici est particulièrement grandiloquent. Mais je pardonne tout à Hugo…

      Aimé par 1 personne

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.