Un poème à la loupe : Arthur Rimbaud

Rimbaud fut une comète dans le paysage poétique du XIXe siècle. En deux ans, de 1870 à 1872, il rédige l’essentiel de son œuvre poétique, avant d’abandonner définitivement tout intérêt pour la littérature. Et que d’évolutions dans un temps si resserré ! Le poème que l’on va lire se situe vers la fin de ce parcours : Rimbaud y ose un mètre bref (cinq syllabes). La vigueur de la jeunesse côtoie une immense amertume.

Oisive jeunesse
A tout asservie,
Par délicatesse
J’ai perdu ma vie.
Ah ! Que le temps vienne
Où les coeurs s’éprennent.

Je me suis dit : laisse,
Et qu’on ne te voie :
Et sans la promesse
De plus hautes joies.
Que rien ne t’arrête,
Auguste retraite.

J’ai tant fait patience
Qu’à jamais j’oublie ;
Craintes et souffrances
Aux cieux sont parties.
Et la soif malsaine
Obscurcit mes veines.

Ainsi la prairie
A l’oubli livrée,
Grandie, et fleurie
D’encens et d’ivraies
Au bourdon farouche
De cent sales mouches.

Ah ! Mille veuvages
De la si pauvre âme
Qui n’a que l’image
De la Notre-Dame !
Est-ce que l’on prie
La Vierge Marie ?

Oisive jeunesse
A tout asservie,
Par délicatesse
J’ai perdu ma vie.
Ah ! Que le temps vienne
Où les coeurs s’éprennent !

Le constat amer d’un échec absolu

« J’ai perdu ma vie » : que voilà une affirmation définitive ! Quelle amertume, quel désespoir, dans la bouche d’un jeune homme de dix-huit ans ! En faisant rimer « jeunesse » avec « délicatesse », Rimbaud donne l’impression de condamner sans appel sa propre existence, sans que l’on sache les raisons qui motivent cet accès de désespoir.

Rimbaud imaginé par ChatGPT

L’adjectif « oisive » et la précision « à tout asservie » semblent se contredire : l’oisiveté est par définition la liberté de jouir sans entrave de son temps, alors que l’asservissement implique au contraire la restriction de cette liberté. Rimbaud fait sans doute ici le constat d’un échec, à la manière dont Une Saison en Enfer jettera également un regard très critique sur son parcours poétique.

Aussi le poète en appelle-t-il à un temps futur où l’idéal rêvé se concrétiserait : « Ah ! Que le temps vienne / Où les cœurs s’éprennent ! »

Rimbaud s’adresse ensuite à « l’auguste retraite », comme s’il faisait vœu de se retirer du monde. « Qu’on ne te voie » : comme s’il se parlait à lui-même, le poète s’exhorte à disparaître du regard d’autrui. La précision « sans la promesse / de plus hautes joies » semble pouvoir se lire comme l’injonction d’accepter son propre sort, sans désirer toujours plus. On ne sait pas de quelles « joies » il s’agit : plaisirs du corps ou joie spirituelle ?

« Craintes et souffrances / Aux cieux sont parties. » Ces deux vers semblent pouvoir se lire comme une affirmation d’apaisement. Le poète ne craint et ne souffre plus. Et pourtant, il affirme immédiatement ensuite « Et la soif malsaine / obscurcit mes veines ». Le poète reste donc irrémédiablement rongé par le désir.

Aussi le poète se compare-t-il à un champ en jachère, semé d’ivraie (le contraire du bon grain, la mauvaise herbe, la zizanie) et livré aux « sales mouches ». Rimbaud se montre ainsi extrêmement critique envers lui-même.

C’est alors que Rimbaud s’exclame :

« Ah ! Mille veuvages
De la si pauvre âme
Qui n’a que l’image
De la Notre-Dame !
Est-ce que l’on prie
La Vierge Marie ? »

Pour moi, ce cri est une complainte. L’adjectif « pauvre », intensifié par « si », décrit une « âme » en peine. La négation exceptive « qui n’a que » montre que la « Notre-Dame » n’est pas vraiment un réconfort. Rimbaud, dans la Saison en Enfer, se peindra volontiers en Gaulois, en païen, se montrant très critique envers l’Occident chrétien. Même les prières à la « Vierge Marie » ne procurent aucun réconfort au poète.

On peut donc lire le poème comme le constat d’un échec, comme une complainte amère, sans que l’on sache exactement sur quoi elle porte. Aucun terme complexe, aucune tournure alambiquée, et pourtant, le poème est difficile à commenter, parce que Rimbaud utilise des termes généraux, vagues, qui ne permettent pas de relier son propos avec des circonstances précises. C’est précisément cela qui permet à Rimbaud de sublimer son amertume en chanson.

La sublimation de l’échec par la chanson

Le poème s’intitule « Chanson de la plus haute tour », référence probable à des chansons médiévales. Les pentasyllabes, la reprise du dernier sizain comme un refrain, la possibilité de voir chaque sizain comme la somme d’un quatrain et d’un distique, sont autant d’éléments qui nous renvoient au genre de la chanson.

Le poème s’intitule « Chanson de la plus haute tour », un titre qui évoque immédiatement un imaginaire médiéval. La mention de la « tour » rappelle les châteaux forts, les dames enfermées et les chants des troubadours. Le mot « chanson », quant à lui, inscrit le poème dans une tradition lyrique où la musique et la poésie se confondent pour exprimer des sentiments profonds, souvent liés à l’amour, à l’attente ou à la mélancolie. Il est donc probable que Rimbaud ait voulu faire référence aux chansons médiévales et aux formes poétiques anciennes, tout en les adaptant à son propre univers symbolique et moderne.

Sur le plan formel, plusieurs éléments renforcent cette appartenance au genre de la chanson. Le recours aux pentasyllabes confère au poème une musicalité particulière : ces vers courts, qui impliquent un retour fréquent de la rime, créent un rythme léger et fluide, propice à une oralité proche du chant. De plus, la reprise du dernier sizain en guise de refrain renforce la dimension musicale du texte, rappelant le procédé des refrains dans les ballades et les chansons traditionnelles. Enfin, la structure même des sizains, que l’on peut décomposer en un quatrain suivi d’un distique, donne au poème une organisation qui joue sur l’alternance entre continuité et rupture, entre narration et exclamation lyrique.

Mais au-delà de la forme, cette musicalité semble aussi avoir un rôle symbolique. Elle sert à transcender l’échec évoqué, à le transformer en quelque chose de beau et d’artistique. Là où la douleur ou la déception pourraient mener au silence, le poète choisit le chant, comme si la mélodie permettait de sublimer ce qui aurait pu n’être qu’une plainte. La chanson devient alors un moyen d’expression paradoxal : elle porte la trace d’une souffrance, mais en la transformant en art, elle en atténue la brutalité. Il ne s’agit donc pas d’un échec total, car à travers la poésie, ce qui était négatif devient objet de contemplation esthétique.

Ainsi, « Chanson de la plus haute tour » illustre bien l’idée que la poésie permet une métamorphose du réel. Même lorsqu’elle parle de perte ou d’impuissance, elle le fait avec une beauté formelle qui empêche de parler d’un véritable échec. En ce sens, le poème de Rimbaud s’inscrit dans une tradition lyrique où l’expression de la douleur trouve une résonance dans la musique des mots, transformant la plainte en mélodie et la tristesse en art.

Oisive jeunesse
A tout asservie,
Par délicatesse
J’ai perdu ma vie.
Ah ! Que le temps vienne
Où les cœurs s’éprennent !

Source des images : générées par ChatGPT.


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