Introduction à la littérature du XIXe siècle

On peut dire du XIXe siècle qu’il est le siècle des révolutions. S’il fallait en effet ne retenir qu’une chose de ce siècle si divers, ce serait cela. Le XIXe siècle a connu une succession incroyable de régimes, de révolutions, de contre-révolutions, de guerres et de bouleversements en tous genres.

1789, 1792, 1794, 1799, 1805, 1815, 1830, 1848, 1852, 1870, 1914… Le XIXe siècle a connu de nombreux soubresauts. Et il serait faux de n’y voir que des changements de régimes politiques. C’est, bien plus profondément, la vision du monde qui change.

La Révolution française a bouleversé les consciences humaines, en révélant au monde que bien des choses qui paraissaient éternelles et immuables étaient en réalité contingentes et transitoires. C’est un véritable choc, un ébranlement de bien des certitudes rassurantes, comparable à la sortie de l’enfance et à l’entrée dans l’âge adulte. L’ordre du monde n’est pas figé, tout peut être remis en question, même le Roi. Il faut s’imaginer à quel point ça a dû être traumatisant, à quel point cela reconfigure toute la vision du monde.

Le monde de l’Ancien Régime était profondément injuste, mais il était rassurant, stable, ordonné. L’individu n’avait pas de responsabilité particulière, il n’avait qu’à suivre le sillon où sa naissance l’avait mis, en se disant que tout était voulu par Dieu. On s’en remettait à Dieu pour son salut, et au Roi pour l’ici-bas.

La Révolution a fait vaciller cet univers, et dès lors c’est l’angoisse de la page blanche. La liberté, premier principe de la devise française hérité de la Révolution, ne s’exerce pas sans inquiétude. Être un citoyen, et non plus un sujet, c’est un peu comme accéder à l’âge adulte, avec les angoisses que cela comporte.

La littérature, et les arts dans leur ensemble, se font le reflet de cette angoisse existentielle. « Si Dieu est mort, tout est permis » dit Nietzsche. Tout, peut-être pas, mais cela ouvre des abîmes d’inquiétude. Une inquiétude analysée notamment par Hugo Friedrich et par Aude Préta-de Beaufort.

Si l’on a compris ça, on a compris le réalisme de Balzac, le romantisme de Hugo, le spleen de Baudelaire… Que devient l’homme quand les fondations de l’ordre ancien ont disparu, et que le monde ne repose plus que sur lui-même ? C’est LA question du siècle, et la littérature y répondra de façons diverses.

Victor Hugo

Victor Hugo, figure majeure du romantisme, incarne un romantisme profondément optimiste, nourri de foi en l’homme, en la justice et en le progrès. Dans son poème Fonction du poète, extrait des Rayons et les Ombres (1840), il confère au poète un rôle presque sacré : celui d’éclaireur de l’humanité. Le poète, selon Hugo, voit plus loin que les autres ; il capte les vérités invisibles, pressent les mutations à venir et guide le peuple vers un avenir meilleur. Dans un monde bouleversé par les révolutions politiques, l’effondrement des anciens systèmes de valeurs et l’émergence des sociétés modernes, il n’y a plus de repères stables. C’est pourquoi, selon Hugo, le poète doit prendre la relève des prophètes et des guides spirituels. Son verbe éclaire les ténèbres de l’ignorance et de la confusion. Il donne un cap, oriente les consciences, et offre une espérance collective. Le poète devient ainsi un visionnaire engagé, une conscience morale au service du bien commun.

Alfred de Musset

Dans Lorenzaccio, Musset donne une forme théâtrale à l’angoisse existentielle née de l’effondrement des repères politiques et moraux. Dans une Florence décadente, corrompue, incapable de se révolter, Lorenzo, jeune idéaliste devenu cynique, tente de rendre le monde meilleur par un acte pur : l’assassinat du tyran Alexandre. Mais ce geste, privé d’écho collectif et de sens transcendant, reste vain. Le peuple ne se soulève pas, le mal revient sous la forme d’un nouveau Duc, et Lorenzo meurt seul, sans gloire, son geste terrible n’ayant ouvert aucune perspective politique. Ce drame, qui se situe dans l’Italie de la Renaissance, fait écho à l’époque de Musset, et témoigne de l’amertume de l’auteur et de ses doutes quant à la capacité des révolutions à faire advenir un monde meilleur, celles-ci étant toujours récupérées, détournées au profit des puissants.

Honoré de Balzac

Balzac se revendiquait royaliste, admirateur de l’ordre, de l’Église et de la monarchie ; pourtant, La Comédie humaine dresse un tableau profondément critique de la société sous la Restauration monarchique (1814–1830). Dans Illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes, la presse, la justice et la politique apparaissent corrompues, vendues aux intérêts bourgeois ou aux puissances cachées. Les nobles eux-mêmes y sont souvent dépeints comme décadents, ridicules ou impuissants. Le pouvoir monarchique ne restaure pas un ordre moral, mais laisse s’installer un capitalisme sauvage, un monde d’arrivisme et de duplicité. Ainsi, Balzac, tout en proclamant son attachement à l’Ancien Régime,  montre l’échec et la décomposition de la tentative de Restauration : son œuvre dit bien davantage que sa pensée politique affichée.

Pour le dire autrement, dans La Comédie humaine, Balzac montre un monde où l’ancien ordre monarchique et religieux s’est effondré, laissant place à la toute-puissance de l’argent, du désir et de l’ambition. L’homme balzacien, livré à lui-même, oscille entre grandeur et chute : Rastignac, Vautrin, Lucien de Rubempré cherchent à s’élever dans une société sans repères moraux stables. Le roman devient le lieu d’une observation quasi scientifique de ce nouveau monde, où le destin individuel dépend de la volonté, de l’intelligence, mais aussi de forces sociales implacables. Privé de transcendance, l’homme tente de devenir son propre créateur — souvent au prix de sa conscience (Peau de chagrin). Balzac dresse ainsi le portrait d’une modernité inquiète, fascinée par la réussite mais menacée par le vide spirituel.

Charles Baudelaire

Chez Baudelaire, l’homme moderne hérite d’un monde désenchanté, où Dieu se tait, où les traditions s’effacent, et où la société industrielle écrase l’individu. Cette angoisse existentielle prend la forme du spleen, ce mal profond fait d’ennui, de dégoût de soi, d’impuissance spirituelle. Dans Les Fleurs du mal, l’aspiration à l’idéal se heurte sans cesse à la laideur du réel, à la banalité des villes, au poids de l’existence. Le poète devient un être exilé, qui cherche dans l’art, l’amour, la drogue ou la provocation des issues à sa détresse. Baudelaire fait ainsi du spleen le symptôme lyrique d’une crise de sens née de la modernité.

Le Spleen de Paris illustre avec intensité  cette angoisse existentielle. Dans ces Petits Poèmes en prose, Baudelaire confronte l’individu moderne à un monde urbain écrasant, où Dieu ne répond plus, où la foule est anonyme, et où l’homme, privé de transcendance, erre sans but. Le poète y incarne un sujet déchiré entre le besoin de beauté et l’impossibilité d’y accéder durablement. L’ironie, l’absurde et la cruauté du quotidien — comme dans « Le Mauvais Vitrier », « Perte d’auréole » ou « Les Yeux des pauvres » — révèlent une société où toute grandeur semble vaine, toute élévation, dérisoire. Baudelaire transforme alors le poème en prose en un outil d’exploration de cette conscience moderne, inquiète, fragmentée, désillusionnée, mais lucide : c’est le spleen à l’âge du capitalisme, de la foule et du silence métaphysique.

Gustave Flaubert

L’angoisse métaphysique qui traverse le siècle est également une bonne clef de lecture pour entrer dans l’œuvre de Flaubert. Dans L’Éducation sentimentale, Frédéric Moreau incarne cette jeunesse post-révolutionnaire, nourrie d’idéaux mais incapable d’agir ou de croire durablement en quoi que ce soit. La Révolution de 1848, qui aurait pu donner sens à une vie, n’est qu’un arrière-plan chaotique, confus, où les illusions s’effondrent comme les barricades. L’amour, la politique, l’art : tout devient chez Flaubert objet de rêverie creuse ou de déception amère. Dans ce monde sans transcendance, l’homme est livré à une liberté stérile et à un désenchantement profond — un spleen sans lyrisme, mais d’une lucidité implacable. La seule chose qui eût pu animer Moreau, l’amour, étant pour lui inaccessible, le personnage ne s’investit vraiment dans rien : ni la politique, ni le commerce, ni l’art ne parviennent à le distraire de cet amour impossible. Là où les personnages secondaires choisissent une voie, Moreau demeure dans l’inaction et le désenchantement.

Arthur Rimbaud

Rimbaud incarne, à sa manière fulgurante, l’élan révolutionnaire qui traverse le XIXe siècle, et surtout son impossible résolution. Adolescent précoce, il vit dans un profond décalage entre l’exaltation politique qu’il perçoit à Paris — notamment lors de la Commune de 1871 — et l’ennui provincial des Ardennes où il étouffe. Ses fugues vers la capitale ne sont pas de simples escapades : elles traduisent un besoin vital d’entrer dans l’histoire, de participer à la bascule d’un monde. Dans ses poèmes, ce désir se transforme en révolte poétique : rejet de l’ordre bourgeois, du christianisme traditionnel, de la poésie lyrique et académique. Rimbaud rêve d’un langage nouveau, capable de « changer la vie » et d’ouvrir sur une autre réalité. Mais cette quête radicale le mène à une impasse : ayant tout remis en question, y compris sa propre création, il finit par abandonner la poésie, pour aller faire du trafic d’armes au Harar. Ce renoncement — brutal, énigmatique — révèle une forme de désillusion. À travers lui, c’est toute l’utopie du XIXe siècle qui vacille : celle d’un monde réinventé par l’art, par le verbe ou par la révolution.

Émile Zola

L’œuvre d’Émile Zola s’inscrit pleinement dans les grandes mutations du XIXe siècle, qu’elle observe, analyse et juge avec une ambition quasi scientifique. Enracinée dans le contexte du Second Empire, elle accompagne l’industrialisation, l’essor du capitalisme, les luttes ouvrières, les transformations de la ville et les mutations des mentalités. Avec les vingt volumes de La Comédie humaine, Balzac avait peint la société post-napoléonienne ; Zola, avec les vingt volumes des Rougon-Macquart, veut faire de même pour la société contemporaine, en s’appuyant sur les théories du déterminisme et de l’hérédité. Il adopte une posture de romancier-naturaliste, attentif aux forces économiques et sociales qui pèsent sur l’individu. Son regard critique dévoile les inégalités, la misère, la violence, mais il reste animé par une foi dans le progrès. Zola prend aussi part aux grands débats politiques de son temps, notamment avec l’affaire Dreyfus. À travers ses romans et ses engagements, il incarne la figure de l’intellectuel moderne au cœur du XIXe siècle.

Alfred Jarry

Alfred Jarry est une figure provocatrice et déroutante de la fin du XIXe siècle, à la croisée du symbolisme finissant et des avant-gardes à venir. Avec Ubu roi (1896), il dynamite les conventions du théâtre classique et bourgeois, en introduisant un personnage grotesque, violent, caricatural — le père Ubu — qui incarne l’absurdité du pouvoir et la bêtise humaine. Cette farce anarchique, truffée de néologismes et de langage déformé, choque autant qu’elle fascine : elle marque une rupture esthétique majeure. Jarry y invente une nouvelle forme d’humour noir et subversif, annonçant le surréalisme, le théâtre de l’absurde et même Dada. Il pousse la logique de l’art jusqu’au délire, mêlant science, spiritualité et dérision dans sa “pataphysique”, science des solutions imaginaires. Par son style de vie excentrique et ses écrits inclassables, Jarry interroge le sens même de la littérature. Il incarne la perte de repères de la fin du siècle, mais aussi la liberté radicale de l’artiste face à la société.

La littérature du XIXe siècle est indissociable des bouleversements qui traversent ce « siècle des Révolutions » : révolutions politiques, sociales, industrielles, mais aussi esthétiques. De la chute de l’Ancien Régime à l’avènement de la République, des grands mouvements populaires aux révoltes intimes des poètes, les écrivains prennent la parole pour témoigner, dénoncer, rêver ou inventer. Le siècle voit naître l’idée d’un écrivain engagé — comme Hugo ou Zola — mais aussi celle d’une littérature en rupture avec le réel, en quête d’absolu, comme chez Baudelaire ou Rimbaud. Le roman s’impose comme genre dominant, capable d’embrasser toute la complexité du monde moderne, tandis que la poésie, souvent en crise, tente de se réinventer. Entre espoirs de transformation et désillusions profondes, la littérature du XIXe siècle capte les tensions de son temps. Elle pose une question qui reste vive : que peut la littérature face à l’Histoire ?


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