Pour Patrick Quillier, « la parole épique est requise au plus fort des crises, pour ce qu’elle rassemble les énergies au sein d’un groupe humain désemparé ». Un groupe humain désormais non plus limité à « un clan, une tribu, une horde, une famille, une nation voire un continent, mais l’humanité toute entière ».
Une poésie inquiète du devenir de l’humain
C’est là, à mon sens, l’enjeu de toute poésie aujourd’hui. Il me semble que même les poètes qui n’ont jamais réfléchi en termes d’épopée retrouvent des positions semblables, sans employer le mot puisqu’ils n’y pensent pas, mais s’inquiétant eux aussi du devenir de l’humain dans un monde pétri d’incertitudes, et du sens d’une parole poétique face à cela.
Je pense à la dimension cosmique de la poésie de Marie-Claire Banquart, au « non » de Claude Ber, à la question écologique mise en avant par Jean-Claude Pinson… Le lyrisme contemporain, par son constant souci de rappeler qu’il n’est pas que cette « béance baveuse du moi » (Prigent), se rapproche en fait de l’epos.
Vision « critique » du poème
Jean-Michel Maulpoix parle d’un « lyrisme critique ». Critique s’oppose, bien entendu, à naïf. C’est une façon de répondre à ceux qui ne voyaient dans le lyrisme qu’un usage traditionnel de la poésie, pétri de bons sentiments et de complaintes faciles. À partir du moment où le lyrisme se redéfinit comme n’étant pas seulement l’émoi d’un « je » mais aussi un regard tourné vers autrui, comme une conscience lucide orientée vers le monde, il intègre certains éléments de l’epos. Critique vient du radical indo-européen *ker qui signifie « voir haut et loin » : le poète est cette vigie qui sonde les lointains.
Dire que l’avenir paraît sombre relève de l’euphémisme tant s’annoncent des catastrophes. Les scientifiques prédisent la multiplication des événements météorologiques extrêmes. Ils nous disent que de vastes régions du monde, aujourd’hui extrêmement peuplées, deviendront parfaitement inhabitables. La fracture entre les plus riches, continuant de jouir d’une existence préservée, et les plus pauvres, voyant leur survie compromise en raison de l’inconscience des premiers, risque de conduire à des violences et des guerres qui ajouteraient encore de la souffrance à une situation déjà critique.
Édit : L’ébauche de cet article a été rédigée avant les récentes catastrophes qui ont secoué la planète entière : pandémie de Covid-19, puis escalade guerrière avec le conflit russo-ukrainien. Cet avenir sombre qui se dessinait a largement commencé de faire partie de notre présent. Et d’autres catastrophes sont prévisibles, en lien notamment avec le changement climatique. Face à toutes ces difficultés, la tentation est forte du pessimisme, de l’aquoibonisme, voire de la dépression. Il ne faut pas y céder. Je crois fermement que la poésie fait partie de la solution. J’y crois d’autant plus qu’un grand poète, Jean-Pierre Siméon, vient de publier un essai intitulé « La poésie sauvera le monde », dont je vous parlerai plus longuement dans un futur article.
La poésie fait partie de la solution
Si une issue pouvait être trouvée, ce ne serait que dans la prise de conscience de soi de l’humanité. Et c’est là que la parole poétique pourrait avoir toute sa place, et je ne pense pas que ce soit naïf de le penser. Bien sûr, j’entends déjà poindre les ricanements : vous ne pensez tout de même pas sauver le monde avec de la poésie ? Eh bien, si : il me semble que la poésie doit avoir son rôle à jouer au sein d’une partition bien entendu plus vaste. Mais je vois mal comment on pourrait se passer d’une parole fondatrice de l’humanité, d’un « nous » sans lequel il n’y aurait que des individus pressés de sauver leur peau, fût-ce au détriment de celle de leurs voisins.
Le mal contre lequel nous avons à lutter est celui d’une rationalité techno-scientifique toute puissante mais déséquilibrée, orientée simplement vers l’accroissement de sa propre puissance, vers un « toujours plus » que Platon condamnait déjà sous le terme de pleonexia. On dit parfois que la nature est arraisonnée, mais il n’y a rien de raisonnable là-dedans : cet adjectif est un terme de piraterie, non de philosophie, et il ne signifie rien d’autre que la mainmise, la soumission, la prise de contrôle. Au nom du « toujours plus », la nature n’est plus perçue que comme ressource exploitable. Et l’humain avec.
Un autre regard sur le monde
La poésie est précisément porteuse d’un autre regard sur le monde. Elle redonne son importance à tout ce que néglige ce désir d’une puissance toujours accrue : la beauté, l’amour, l’amitié, la nature, la culture, la faiblesse, le silence, la joie…
Sans doute, par le passé, la poésie avait-elle davantage sa place, parole fédératrice de l’aède ou du griot… Depuis quand a-t-elle dû en rabattre ? Cela ne date pas d’hier. L’aède, le griot, le barde ont longtemps été les voix indispensables du groupe, du clan. Ils étaient porteurs de la mémoire collective, transmetteurs des légendes du clan. Ce rôle ample à été peu à peu récupéré : d’un côté, le poète a été remplacé par le prêtre, de l’autre, par l’historien et le savant.
Parmi tous les discours sur le monde, scientifiques, historiques, philosophiques, religieux, politiques, la poésie a son mot à dire. Elle a une façon de voir le monde qui n’appartient qu’à elle. Une vision du monde qui n’est subordonnée à rien, et qui n’est surtout pas conditionnée à une idéologie, quelle qu’elle soit.
La poésie est créatrice de « nous »… Ce n’est pas la poétesse Mélanie Leblanc qui dirait le contraire. Son Manifeste du nous vient rappeler une fonction essentielle de la poésie depuis les origines : le poète est celui qui par sa parole fonde l’unité du groupe. Et aujourd’ hui le groupe est avant tout l’humanité entière, par-delà toutes les scissions, les mésententes, les ruptures, les oppositions, voire les guerres.
La poésie, entre littérature et art vivant
Ce qui fait que la poésie a un tel pouvoir, c’est qu’elle n’est pas seulement le sommet de la littérature, elle est aussi un art vivant, comme le théâtre, la musique, la danse, etc. On a tendance à l’oublier, et à se concentrer sur un aspect de la poésie, la lecture individuelle, solitaire, introspective, à laquelle elle ne se réduit pourtant pas. La poésie est faite pour être méditée dans le silence, mais elle est aussi faite pour être proférée, déclamée, pour être portée au-devant des foules, sur la place publique, dans l’arène.
Les bons poètes, à mon sens, sont ceux qui arrivent à faire les deux : une poésie à la fois littéraire et publique, à la fois méditative et performée, à la fois spirituelle et populaire. Il y a l’axe vertical de la recherche d’élévation, de la quête de sacré (car pour moi il n’y a pas de vraie poésie sans sacré, mais celui-ci peut revêtir de multiples formes), et l’axe horizontal du partage entre les hommes, la fraternité, la construction du « nous ».
C’est pourquoi, en temps de crise, la poésie, loin d’être un luxe, est au contraire ce qu’il y a de plus essentiel. Elle est une boussole, une amarre, un fanal, en même temps qu’un lien vivant. Il faut le vivre pour le comprendre : une performance poétique n’est pas seulement un spectacle, dans le sens où le public n’est pas seulement spectateur ; il y a vraiment un voyage collectif dans le monde de la poésie, une expérience commune, qui fonde un « nous ».
Alors, je vous le dis, vive la poésie !
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« Ce qui compte, c’est le conte, il raconte. »
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