Comme je l’ai récemment annoncé, la troupe de théâtre de l’association Polychromes, dont je fais partie, représentera, début juillet 2026, une adaptation théâtrale, moderne et queer, du roman épistolaire de Choderlos de Laclos, Les liaisons dangereuses. Le blog LittPO.fr se fait le partenaire de cet événement, en proposant une analyse littéraire du roman original. Aujourd’hui, je vous propose de lire la lettre 2, qui, comme son numéro l’indique, se trouve vers le début du roman. Ecrite par la marquise de Merteuil, elle est adressée au comte de Valmont…
Roman épistolaire, roman libertin…
Publié en 1782, Les Liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos est un roman épistolaire qui explore avec virtuosité les jeux de pouvoir et de séduction dans l’aristocratie française de la fin du XVIIIᵉ siècle. La forme épistolaire n’est pas seulement un procédé narratif : elle permet de plonger dans la subjectivité de chaque personnage, de montrer leurs stratégies, mensonges et manipulations avec une finesse psychologique exceptionnelle. Par son style élégant, ses dialogues indirects et sa structure complexe où l’intrigue se construit lettre après lettre, le roman allie analyse sociale, critique morale et étude de la psychologie humaine, ouvrant sur des questions universelles : le pouvoir, le désir et la manipulation.
Ce roman met en œuvre ce que l’on a pu appeler libertinage, et ce mot a un sens bien précis, quelque peu différent de celui qu’on lui donne aujourd’hui, dans la littérature française du XVIIIe siècle. Au delà du simple plaisir charnel, il devient surtout un acte de subversion sociale et morale. Chez Crébillon, Laclos ou Sade, le libertin est un personnage cultivé et rusé, qui défie les conventions, manipule les sentiments et joue des normes comme d’instruments de pouvoir. Il questionne l’autorité religieuse et sociale, transforme la séduction en un art calculé et met en lumière les hypocrisies du monde aristocratique. Le libertinage littéraire combine ainsi érotisme, intelligence et stratégie sociale, tout en révélant les failles et contradictions d’une société rigide, et en offrant une critique implicite mais percutante des valeurs établies. Il y a ainsi un lien entre libertinage et esprit des Lumières : la même revendication de liberté et d’égalité s’exprime dans les deux cas, quoique dans des registres différents.
Les Liaisons dangereuses illustre parfaitement le libertinage littéraire au sens que ce mot a au XVIIIᵉ siècle : Merteuil et Valmont manipulent sentiments et corps avec calcul et esprit critique, transformant la séduction en instrument de pouvoir. Par la forme épistolaire, Laclos expose leurs stratégies et hypocrisies, révélant les failles de la société aristocratique. Le roman subvertit les normes morales et sociales, montrant comment le désir et la raison peuvent défier l’ordre établi.
Une marquise bien manipulatrice…
Voici, donc, le texte de la lettre II :
Lettre II
La marquise de Merteuil
au vicomte de Valmont, au château de…
Revenez, mon cher vicomte, revenez : que faites-vous, que pouvez-vous faire chez une vieille tante dont tous les biens vous sont substitués ? Partez sur-le-champ ; j’ai besoin de vous. Il m’est venu une excellente idée, et je veux bien vous en confier l’exécution. Ce peu de mots devrait suffire ; &, trop honoré de mon choix, vous devriez venir avec empressement prendre mes ordres à genoux ; mais vous abusez de mes bontés, même depuis que vous n’en usez plus ; et dans l’alternative d’une haine éternelle ou d’une excessive indulgence, votre bonheur veut que ma bonté l’emporte. Je veux donc bien vous instruire de mes projets : mais jurez-moi qu’en fidèle chevalier, vous ne courrez aucune aventure que vous n’ayez mis celle-ci à fin : elle est digne d’un héros : vous servirez l’amour et la vengeance ; ce sera enfin une rouerie de plus à mettre dans vos mémoires : oui, dans vos mémoires, car je veux qu’ils soient imprimés un jour, & je me charge de les écrire. Mais laissons cela, et revenons à ce qui m’occupe.
Madame de Volanges marie sa fille : c’est encore un secret ; mais elle m’en a fait part hier. Et qui croyez-vous qu’elle ait choisi pour gendre ? Le comte de Gercourt. Qui m’aurait dit que je deviendrais la cousine de Gercourt ? J’en suis dans une fureur… Eh bien ! vous ne devinez pas encore ? oh ! l’esprit lourd ! Lui avez-vous donc pardonné l’aventure de l’intendante ? Et moi, n’ai-je pas encore plus à me plaindre de lui, monstre que vous êtes ? Mais je m’apaise, et l’espoir de me venger rassérène mon âme.
Vous avez été ennuyé cent fois, ainsi que moi, de l’importance que met Gercourt à la femme qu’il aura, et de la sotte présomption qui lui fait croire qu’il évitera le sort inévitable. Vous connaissez ses ridicules préventions pour les éducations cloîtrées & son préjugé plus ridicule encore, en faveur de la retenue des blondes. En effet, je gagerais que, malgré les soixante mille livres de rente de la petite Volanges, il n’aurait jamais fait ce mariage, si elle eût été brune, ou si elle n’eût pas été au couvent. Prouvons-lui donc qu’il n’est qu’un sot ; il le sera sans doute un jour ; ce n’est pas là ce qui m’embarrasse : mais le plaisant serait qu’il débutât par là. Comme nous nous amuserions le lendemain en l’entendant se vanter ! car il se vantera ; et puis, si une fois vous formez cette petite fille, il y aura bien du malheur si le Gercourt ne devient pas, comme un autre, la fable de Paris.
Au reste, l’héroïne de ce nouveau roman mérite tous vos soins ; elle est vraiment jolie ; cela n’a que quinze ans, c’est le bouton de rose ; gauche à la vérité, comme on ne l’est point, et nullement maniérée : mais, vous autres hommes, vous ne craignez pas cela ; de plus, un certain regard langoureux qui promet beaucoup en vérité ; ajoutez-y que je vous la recommande : vous n’avez plus qu’à me remercier et m’obéir.
Vous recevrez cette lettre demain matin. J’exige que demain, à sept heures du soir, vous soyez chez moi. Je ne recevrai personne qu’à huit, pas même le régnant Chevalier : il n’a pas assez de tête pour une si grande affaire. Vous voyez que l’amour ne m’aveugle pas. À huit heures je vous rendrai votre liberté, & vous reviendrez à dix souper avec le bel objet ; car la mère et la fille souperont chez moi. Adieu, il est midi passé : bientôt je ne m’occuperai plus de vous.
Paris, ce 4 août 17…
[Source : Wikisource]
Dès cette deuxième lettre, la marquise de Merteuil se révèle comme une fine stratège, présentant à son complice Valmont un plan machiavélique pour faire souffrir une ancienne connaissance, Gercourt, en faisant en sorte que la fiancée de celui-ci, Cécile de Volanges, ne soit plus une jeune créature ingénue au moment de leur mariage.
Merteuil, stratège de la persuasion, alterne raillerie et flatterie
L’énonciation marque clairement l’autorité de Merteuil. Choderlos de Laclos a stratégiquement choisi de faire commencer la lettre par un impératif : « Revenez, mon cher vicomte, revenez ». La supériorité de Merteuil s’impose d’emblée, dès le début du roman. Merteuil se place ainsi immédiatement au centre de l’action, comme l’instigatrice d’une opération de manipulation qui exige que Valmont lui obéisse.
Avant même de présenter ses intentions, Merteuil veut s’assurer que Valmont la suivra, et c’est pour cela qu’elle utilise des techniques de persuasion habiles. Elle alterne l’humiliation et la flatterie. La question « que faites-vous, que pouvez-vous faire chez une vieille tante dont tous les biens vous sont substitués ? » suggère que Valmont végète chez sa « vieille tante ». C’est une façon de ridiculiser son occupation présente, afin de mieux valoriser ensuite le projet qu’elle s’apprête à lui présenter.
Après cette petite raillerie, Merteuil passe à la flatterie. La phrase « J’ai besoin de vous » flatte Valmont en le rendant indispensable. En présentant son projet comme une « excellente idée », en affirmant « ce peu de mots devrait suffire », Merteuil pique la curiosité de Valmont. En qualifiant celui-ci de « héros », en évoquant ses futures « Mémoires », Merteuil flatte Valmont, tout en construisant un contrat implicite. « Je veux donc bien vous instruire de mes projets » : c’est du donnant-donnant, elle accepte de l’informer en échange de sa participation au plan.
Gercourt, future victime d’un plan de vengeance
Merteuil annonce alors le mariage de Cécile et le choix du gendre :
Madame de Volanges marie sa fille : c’est encore un secret ; mais elle m’en a fait part hier. Et qui croyez-vous qu’elle ait choisi pour gendre ? Le comte de Gercourt. Qui m’aurait dit que je deviendrais la cousine de Gercourt ? J’en suis dans une fureur… Eh bien ! vous ne devinez pas encore ? oh ! l’esprit lourd ! Lui avez-vous donc pardonné l’aventure de l’intendante ? Et moi, n’ai-je pas encore plus à me plaindre de lui, monstre que vous êtes ? Mais je m’apaise, et l’espoir de me venger rassérène mon âme.
On notera la forme extrêmement dialogique de ce passage, qui adopte la forme et le ton de la conversation. Merteuil pose des questions et y répond elle-même, mimant ainsi une conversation qu’elle aurait pu avoir directement avec Valmont : « Eh bien ! vous ne devinez pas encore ? ». On a aussi l’impression qu’elle pense tout haut, laissant transparaître ses émotions, à savoir la « fureur » qu’elle a éprouvée en apprenant cette nouvelle. Merteuil s’emporte aussi contre un Valmont qui n’aurait pas immédiatement saisi les raisons de sa colère : « Oh ! l’esprit lourd ! ». Cette lettre, qui est, rappelons-le, la deuxième du roman, permet ainsi à Laclos d’exposer la fureur de Merteuil et son désir de vengeance. Merteuil tente aussi de forger une connivence avec Valmont qui, lui aussi, aurait des raisons de se venger : « Lui avez-vous donc pardonné l’aventure de l’intendance ? »
C’est alors que Merteuil développe son plan, tout en présentant les personnages qui seront en jeu dans ce complot amoureux :
Vous avez été ennuyé cent fois, ainsi que moi, de l’importance que met Gercourt à la femme qu’il aura, et de la sotte présomption qui lui fait croire qu’il évitera le sort inévitable. Vous connaissez ses ridicules préventions pour les éducations cloîtrées & son préjugé plus ridicule encore, en faveur de la retenue des blondes. En effet, je gagerais que, malgré les soixante mille livres de rente de la petite Volanges, il n’aurait jamais fait ce mariage, si elle eût été brune, ou si elle n’eût pas été au couvent. Prouvons-lui donc qu’il n’est qu’un sot ; il le sera sans doute un jour ; ce n’est pas là ce qui m’embarrasse : mais le plaisant serait qu’il débutât par là. Comme nous nous amuserions le lendemain en l’entendant se vanter ! car il se vantera ; et puis, si une fois vous formez cette petite fille, il y aura bien du malheur si le Gercourt ne devient pas, comme un autre, la fable de Paris.
Ce portrait dépréciatif de Gercourt fait apparaître celui-ci comme un personnage ridicule, présomptueux et crédule. Merteuil dénonce « la sotte présomption qui lui fait croire qu’il évitera le sort inévitable » — autrement dit, la trahison. Gercourt incarne le mari confiant dans sa propre vertu et persuadé d’échapper à la fatalité du cocuage. Ce « sort inévitable » a valeur de loi sociale : dans le monde libertin, tout mari finit trompé. Gercourt apparaît comme un être soumis aux préjugés sociaux. Véritable héritier de l’Arnolphe de Molière, il pense qu’on l’on peut se prémunir du cocuage par des « éducations cloîtrées ». La jeune Cécile de Volanges, comparable en cela à l’Agnès de Molière, ne connaît rien du monde, qu’elle n’a pour l’instant vu que depuis un couvent.
« Prouvons-lui donc qu’il n’est qu’un sot » : Merteuil détaille son projet machiavélique. Dès « le lendemain » des noces, Gercourt « se vantera » probablement d’avoir une femme belle, ingénue et fidèle, mais il ignorera que Merteuil et Valmont auront déjà fait en sorte d’avoir déniaisé la jeune fille. À travers son plan, Merteuil fait apparaître sa supériorité intellectuelle, utilisant les autres comme des jouets pour parvenir à ses fins vengeresses.
Cécile, de jeune ingénue à proie facile
Merteuil achève de convaincre Valmont de participer à ce plan machiavélique en lui faisant un portrait de Cécile, présentée comme une « petite fille » :
Au reste, l’héroïne de ce nouveau roman mérite tous vos soins ; elle est vraiment jolie ; cela n’a que quinze ans, c’est le bouton de rose ; gauche à la vérité, comme on ne l’est point, et nullement maniérée : mais, vous autres hommes, vous ne craignez pas cela ; de plus, un certain regard langoureux qui promet beaucoup en vérité ; ajoutez-y que je vous la recommande : vous n’avez plus qu’à me remercier et m’obéir.
Manipulatrice, Merteuil sait que Valmont ne pourra résister à l’envie de séduire une jeune fille vierge et naïve. Elle met en avant la jeunesse, la fraîcheur, le naturel et l’ingénuité de Cécile. La comparaison à un « bouton de rose » résonne comme une invitation à déflorer ce petit bijou. La référence à « un certain regard langoureux » laisse entendre que Cécile aurait du potentiel dans le domaine de la sensualité.
Simultanément, cette façon de présenter une jeune fille affirme le caractère cruel de Merteuil, qui n’hésite pas à utiliser le pronom réifiant « cela » plutôt que le pronom attendu « elle ». Pour Merteuil, Cécile est une chose, une proie modelable, un objet dont l’individualité est niée, puisqu’elle n’est là que pour servir le projet machiavélique de Merteuil. Elle offre littéralement Cécile à Valmont.
La maîtrise totale de Merteuil
Enfin, Merteuil en vient aux détails concrets, en fixant les dates et les heures :
Vous recevrez cette lettre demain matin. J’exige que demain, à sept heures du soir, vous soyez chez moi. Je ne recevrai personne qu’à huit, pas même le régnant Chevalier : il n’a pas assez de tête pour une si grande affaire. Vous voyez que l’amour ne m’aveugle pas. À huit heures je vous rendrai votre liberté, & vous reviendrez à dix souper avec le bel objet ; car la mère et la fille souperont chez moi. Adieu, il est midi passé : bientôt je ne m’occuperai plus de vous.
La lettre se termine en illustrant parfaitement le caractère autoritaire et méthodique de la marquise de Merteuil. Loin d’être en proie à des passions vengeresses incontrôlables, elle se montre calculatrice, froide, lucide. L’énumération précise des horaires — « demain matin », « à sept heures du soir », « à huit », « à dix » — donne à la lettre le rythme d’un ordre de mission. Merteuil se pose en stratège militaire ou en metteur en scène qui distribue les rôles et règle le tempo. Le verbe « j’exige » traduit une autorité sans partage : elle dirige, commande, planifie. La ponctuation ferme, les phrases brèves, renforcent cette impression d’efficacité et de maîtrise absolue.
La marquise ne se laisse pas dominer par les passions : « Vous voyez que l’amour ne m’aveugle pas ». Cette phrase, faussement anodine, est chargée d’ironie. Elle détourne le topos de la femme amoureuse pour affirmer, au contraire, la supériorité du calcul et de la raison. Même lorsqu’elle évoque « l’amour », c’est sous forme d’un instrument de stratégie. Le mot de clôture — « Adieu, il est midi passé : bientôt je ne m’occuperai plus de vous » — combine l’apparente légèreté de la conversation mondaine et la cruauté du détachement. Sous la désinvolture, on perçoit la domination : Merteuil a donné ses ordres, et Valmont cesse aussitôt de l’intéresser. Le ton familier masque une violence froide, celle du libertin qui s’amuse à disposer d’autrui avant de passer à autre chose. Ainsi, la lettre devient chez Merteuil un instrument de pouvoir : elle agit par la parole, impose un cadre temporel, dirige les corps à distance. Le style vif, le ton d’autorité tempéré par l’esprit, traduisent la supériorité du libertinage féminin — une raison cynique et performative, qui fait du langage lui-même un acte de domination.
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Cette deuxième lettre du roman est essentielle, puisque c’est elle qui expose le terrible plan de la marquise de Merteuil. Tout s’y met en place : la répartition des rôles, le cadre temporel, le ton de la domination. Dès ces premières lignes, Laclos installe la logique implacable de son univers moral : il y a ceux qui manœuvrent et ceux qui seront manœuvrés, les prédateurs et les proies. Cécile de Volanges, encore innocente, y est déjà désignée comme victime désignée, tandis que Merteuil, en stratège du vice, s’affirme comme la véritable ordonnatrice du jeu social. Par son écriture précise, mordante et ironique, la marquise fait preuve d’une compétence absolue, d’un sang-froid et d’un sens du calcul qui transforment la lettre en un instrument d’action. Mais au-delà de la simple manipulation, se tisse entre Merteuil et Valmont un pacte de connivence libertine, fondé sur l’intelligence, l’ironie et le goût du pouvoir. Ce qui les lie n’est pas l’amour, mais la jouissance du contrôle — et la lettre, véritable arme de domination, devient le lieu même où ce plaisir s’exerce.
Ainsi, cette missive concentre toute la logique du libertinage du XVIIIᵉ siècle : le triomphe de la raison calculatrice sur la morale, la perversion du discours galant en instrument de domination, et l’analyse lucide des mécanismes du désir et du pouvoir. Comme chez Crébillon fils, le libertinage y prend la forme d’un jeu d’intelligence et de stratégie ; comme chez Sade, il porte déjà la marque d’une violence systématique, où l’autre n’est plus qu’un objet de jouissance ou de revanche. En annonçant la corruption de Cécile et la ruine de Gercourt, cette lettre ouvre la mécanique infernale du roman : un monde où la vertu devient faiblesse, et où l’art d’écrire se confond avec l’art de nuire. ♦

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