Des réflexions sur la nature du poétique, on en trouve beaucoup. Des essais, des arts poétiques, des manifestes, des partis-pris… Des réflexions sur le prosaïque, beaucoup moins. Pourtant, cette notion simple en apparence n’est pas des plus aisées à circonscrire…
Pourquoi dis-je que cette notion est simple en apparence ? Parce que le prosaïque, c’est tout simplement ce qui n’est pas poétique. C’est le négatif, le contraire, l’opposé, l’envers du poétique. Le prosaïque est là où le poétique n’est pas.
Première précision : le prosaïque n’est pas la prose. Certes, le mot est formé sur « prose ». Mais on sait depuis Baudelaire que la forme-vers n’est pas consubstantielle à la poésie. On peut mettre en vers autre chose que de la poésie, et on peut faire de la très grande poésie en prose. Que l’on pense au Spleen de Paris de Baudelaire, à la Saison en Enfer et aux Illuminations de Rimbaud, etc.
Bref, le prosaïque n’est pas une forme. Mais, contrairement à ce que pense la plupart des gens, il n’est pas non plus un thème.
L’opinion courante associe volontiers le prosaïque et le trivial. Selon l’opinion commune, la poésie ne traiterait que de sujets nobles, beaux, sublimes, spirituels, et tout le reste serait prosaïque. Mais ce n’est pas si simple. Baudelaire a montré que l’on pouvait faire un poème magnifique à partir d’une charogne. Ponge a tiré sa poésie des objets les plus triviaux du quotidien. En vérité, la poésie est partout chez elle, et il n’y a pas de sujet qu’elle ne puisse traiter. On peut faire poésie de toute chose. La poésie ne connaît pas de limite, pas d’interdit, pas de sujet tabou. Tout peut devenir poétique.
Est-ce alors que tout serait poétique, et que rien ne serait prosaïque ? Non. Ce n’est pas parce que tout peut devenir poétique que tout l’est. Ce n’est pas parce que l’on peut faire poème de tout que tout est poème.
La frontière entre poétique et prosaïque n’est donc pas affaire de forme, ni de contenu, mais d’intention et de perception de cette intention. Cette frontière n’est rien d’autre qu’une convention partagée entre un émetteur et un récepteur, qui perçoivent ou non la fonction poétique d’un message.
Un sujet, même trivial, peut devenir poétique si un auteur le traite comme tel, et si cette intention est perçue par les lecteurs.
Est alors prosaïque tout texte dont la fonction poétique n’est pas perçue.
Il en découle que le même texte peut devenir tour à tour poétique ou prosaïque, selon ses conditions d’énonciation. Une recette de cuisine est prosaïque la plupart du temps, mais peut devenir poétique si l’auteur y introduit une finalité esthétique perceptible par les lecteurs, par exemple si elle est lue en public dans une bibliothèque.
Est donc prosaïque ce qui n’a pas été formulé avec une intention poétique, et qui n’est pas perçu comme poétique par les lecteurs. Tout est donc question d’intention, de perception, de finalité.
Baudelaire comparaît la poésie à une opération de transmutation alchimique : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or ». Ainsi, il n’est aucune fange que le poète ne soit capable de poétiser. Un cadavre pétillant, le cri du vitrier…
C’est pourquoi mon ami le poète Tristan Blumel est-il déçu lorsque, en intervention dans un établissement scolaire, il entend des professeurs de français refuser le travail d’écriture poétique d’un élève au prétexte que « ce n’est pas poétique », que « c’est un sujet prosaïque ».
À partir du moment où un poète s’empare d’un sujet, aussi trivial soit-il, et fût-ce une page du bottin, il n’est plus prosaïque. Pour rappeler cette vérité, Tristan Blumel a écrit un poème intitulé « Stitch aime le chocolat », reprenant une phrase écrite par un élève.
Tout peut devenir poétique, si telle est l’intention d’un poète. Mais tout n’est pas poétique. Le prosaïque existe bien. Il n’est pas une qualité intrinsèque d’une chose, mais un type de regard sur les choses qui n’y inscrit aucune finalité esthétique. Il y a hélas bien des gens qui ont très peu de poésie dans leur vie. Qui passent à côté du poétique. Qui ne voient pas l’or qui se cache dans la boue.
Le prosaïque, c’est cela. Un regard sur les choses qui n’y décèle rien de poétique. Un regard souvent utilitariste (si ça ne sert à rien, ça ne vaut rien), dominateur, possessif. Certains ne voient la nature que comme une ressource exploitable, quand le poète y voit tout autre chose. Certains ne voient la beauté que là où on leur a appris à la trouver, c’est-à-dire dans le respect de formes et de thèmes éprouvés, et méprisent les artistes qui sortent des sentiers battus. Le prosaïsme naît du regard de l’observateur.
Alors, quand un sujet vous semble trop prosaïque, essayez de voir l’or qui se cache dans la boue…
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Bravo, Ami Poète!
Alors comme cadeau de noël, voici mes 3 poèmes écrits au sujet de… la boue faire poème!
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Oups pardon, faute de frappe: il s’agit de la boue faite poème !…
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