Rencontres de parole d’Aiglun : jour 1

Ce n’est pas un festival de poésie. Patrick Quillier et Hoda Hili, organisateurs des « Rencontres de paroles » d’Aiglun, l’ont rappelé. Il s’agit d’échanges, de rencontres, de partages, entre poètes, éditeurs et passionnés de poésie. C’est cette humanité, cette fraternité immédiate, cette chaleur quasiment familiale qui fait le charme de ces rencontres poétiques, organisées avec beaucoup de coeur et de générosité par Patrick et Hoda.

Et cette générosité est communicative. Patrick et Hoda ont entraîné avec eux, non seulement une bonne trentaine de poètes, mais aussi une partie du village d’Aiglun. À commencer par le maire, Anthony Salomone, convaincu de l’importance de la culture et de la nécessité de la faire vivre dans les villages de l’arrière-pays. Certains villageois ont été heureux de contribuer à loger une partie des participants. Les poètes eux-mêmes n’hésitent pas à donner un coup de main quand ils le peuvent, à apporter de la nourriture, à aider à préparer des plats, à déplacer des chaises, etc. Ce n’est pas qu’un détail. Il s’agit véritablement de vivre ensemble, pendant un gros week-end. Cette ambiance fraternelle est immédiatement perceptible. Les tutoiements arrivent vite. Et l’on fait moisson de nourritures poétiques, en même temps que l’on noue des amitiés sincères.

Jeudi 3 août 2023, le Pigeonnier (Aiglun)

Je suis arrivé à Aiglun jeudi 3 août après-midi, après avoir récupéré à la gare de Saint-Augustin le poète Michaël Glück. Après près de deux heures de conduite sur une route étroite et sinueuse, j’arrive à Aiglun, où vivent Patrick et Hoda. Le soir, nous avons été rejoints par une joyeuse assemblée de poètes et de villageois, permettant aux uns et aux autres de faire connaissance, autour d’un buffet installé dans le jardin.

Bien arrivé à Aiglun

Vendredi 4 août 2023, le Hangar (Sigale)

Après une matinée et un début d’après-midi consacrés à divers préparatifs, nous prenons la route de Sigale pour la première journée de Rencontres qui se tiendra au lieu-dit « le Hangar », géré par l’association éponyme, situé à proximité de la chapelle Notre-Dame d’Entrevignes. C’est à 17 h 20 que Patrick Quillier lance officiellement le début des réjouissances poétiques et en présente le programme. Il remercie en particulier Christophe et Myriam qui sont les initiateurs de ce lieu culturel associatif.

Dans le Hangar de Sigale

Les murs sont ornés des tableaux et oeuvres plastiques de Zacloud, qui s’avère en outre être le compagnon de feue Narki Nal, poétesse niçoise à laquelle il sera rendu hommage au cours de la soirée. Le maire Anthony Salomone prend à son tour la parole en terminant par un touchant poème de son cru.

« Auréole de toucan » : un rituel des commencements

Un duo prend alors place sur la scène du Hangar. Michel Cassir, un grand homme fin, tout de rouge vêtu, entame sa récitation, où se décèle un léger accent étranger. Il est accompagné par son épouse Claudia Christiansen, plongée dans une intense concentration afin de ponctuer les mots par l’utilisation de quelques instruments traditionnels.

Méditer ouvre la voie au frôlement des âmes.

Michel et Claudine Cassir

« Damnatio memoriae » de Marilyne Bertoncini

C’est une question grave et qui nous concerne tous qu’aborde ensuite Marilyne Bertoncini, à savoir la perte de mémoire. Nous connaissons tous quelqu’un qui est confronté aux conséquences de l’âge sur la mémoire. Et Marilyne Bertoncini a voulu montrer qu’il ne s’agit pas seulement d’une perte, d’une soustraction de souvenirs, mais d’une véritable tempête intérieure qui laisse un chaos mental. La personne n’est pas simplement privée de souvenirs, elle est désorientée, comme victime d’un séisme. Elle a donc choisi le titre de Damnatio memoriae, référence à cette condamnation en usage chez les Romains, où le condamné voit toutes traces de son existence effacées, afin de faire oublier jusqu’à son nom, et de s’assurer qu’il n’entrera pas dans l’Histoire. Pour présenter ces poèmes, Marilyne Bertoncini s’est accompagnée d’images animées de Florence Daudé et d’un accompagnement musical conçu par Marc-Henri Arfeux. L’ouvrage, paru aux éditions du Petit Véhicule, est préfacé par Laurent Grison.

Le poème de Marilyne Bertoncini remonte jusqu’à la Préhistoire, à cette époque de silex dont il ne reste que très peu de traces. Puis l’Antiquité, dont tant d’oeuvres sont perdues et demeureront à jamais inconnues. Aujourd’hui encore, dans notre monde peuplé d’ordinateurs, un faux mouvement et tout s’efface. La mémoire elle-même se révèle précaire, et nous sommes hélas capables d’oublier jusqu’au nom de ceux que nous aimons, expérience terrible tant pour la personne que pour ses proches.

Projection d’images pendant la performance de Marilyne Bertoncini

Hommage à Narki Nal

Son nom est bien connu dans les cercles poétiques niçois. Narki Nal était une poétesse engagée, qui aimait à déclamer ses poèmes aux Diables Bleus puis au Jeudi des mots. Nicole Cardinali, de son vrai nom, n’avait rien publié de son vivant, et a laissé une clef USB avec un ensemble de textes qu’il est revenu à Marilyne Bertoncini et à Carole Mesrobian d’ordonner et de publier. Le recueil, Brûler, est désormais paru aux éditions Oxybia.

Dans un premier temps, Marilyne Bertoncini et Carole Mesrobian se partagent la lecture de dix poèmes, cinq chacune, en alternance. Puis Barbara Louise-Bidaud et Patrice Louise leur ont emboîté le pas, en récitant à leur tour plusieurs poèmes extraits de ce beau recueil dont j’ai déjà eu l’occasion de parler dans les colonnes de ce blog.

Hommage à Narki Nal
La couverture du livre de Narki Nal, avec des diables bleus

D’un infini léopardien

Giacomo Leopardi, mort à seulement trente-huit ans, est un poète italien du début du dix-neuvième siècle. Il n’est pas exagéré de dire que c’est l’un des plus grands poètes que l’Italie ait connus. Sa plume lyrique a influencé de nombreux philosophes, et tous les enfants italiens savent ses poèmes par coeur. En l’absence d’André Ughetto, malade, c’est Patrick Quillier qui a brièvement situé le poète, avant de laisser la parole à Raphaël Monticelli. Ce dernier, lui-même poète, a été professeur de français dans l’enseignement secondaire avant de devenir un acteur de l’éducation artistique et culturelle au sein du Rectorat de l’Académie de Nice. Raphaël Monticelli a lu et commenté l’Infinito de Leopardi, en s’appuyant sur plusieurs traductions différentes et en soulignant combien le poème demeurait intraduisible. Patrick Quillier a ensuite fait entendre des traductions portugaises et hongroises de ce poème. Cette réflexion sur Leopardi et sur la traduction était passionnante. J’ai pris de nombreuses notes et il me plairait d’y consacrer un article spécifique.

Le compositeur Patrick Marcland a ensuite fait entendre plusieurs extraits d’un travail de mise en musique du poème, lu, chanté en monophonie puis en polyphonie, par des voix féminines envoûtantes. Ces reprises permettaient d’accéder à différentes facettes de cet infini léopardien.

Le compositeur Patrick Marcland

Les « Aturalismes » de Tristan Blumel

Tristan Blumel est un poète que je connais bien puis qu’il fait partie, comme moi, du PoëtBuro qui organise chaque année, au mois de mars, le Festival Poët Poët. Il est l’auteur d’un recueil intitulé Avant musique. Les deux textes qu’il a lus étaient l’occasion de véritables performances. La première s’organise autour d’un long papier que le poète déroule. La seconde débute par un pétard qui évoque le Big Bang. Tristan Blumel nous emmène en effet à l’origine du monde, et sa cosmogonie décline avec jubilation les mots savants de la physique des particules puis des sciences naturelles. Fermions, leptons, hadrons, bosons sont à l’honneur, suivis par les protozoaires, amibes, archées. Ces mots interviennent pour leur aspect ludique, mais la dimension philosophique est bien sensible, puisqu’ils posent la question de la place de l’Homme dans cet ensemble.

Tristan Blumel prépare un petit Big Bang…

Le « microscope de Jésus-Christ  » de Pascal Giovannetti

C’est encore une performance étonnante qui conclut la soirée. Dans la salle où l’obscurité a été faite, le texte du poème défile en boucle sur un écran, façon Star Wars, c’est à-dire en donnant l’impression que le texte s’éloigne à l’horizon. Le poète déclame son texte en utilisant une pédale loop qui lui permet de démultiplier sa voix, parlant par-dessus sa propre voix jusqu’à parvenir à un ensemble inintelligible. Pascal Giovannetti a expliqué que l’ordre des vers a été déterminé de façon aléatoire rappelant les combinaisons de Queneau.

Cette première journée de réjouissances poétiques a donné le ton de ces rencontres pleines de découvertes. Deux autres journées ont suivi, que je raconterai dans des articles ultérieurs.


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6 commentaires sur « Rencontres de parole d’Aiglun : jour 1 »

  1.  » ensemble inintelligible » Pourquoi pas ? Je suis en train de rédiger un topo sur cette performance, ses contours et ses enjeux. je ferai parvenir tout cela dès que ce sera achevé.

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      1. Une tentative de « justification » :
        « Aujourd’hui, notre époque est orientée vers la performance et le résultat, que ce soit dans le sport, le travail, l’éducation ou la vie privée. » Mais, s’il y a un lieu où le terme de « performance » prend une autre acceptation, c’est bien dans le domaine de l’art. L’art qui serait une orientation de l’époque et le résultat d’une production de la pensée. De mon point de vue, le corps en est le principal medium ; à travers ses sens, ses sensations exprimées, ses muscles, son architecture, ses antennes. Tous ces composants-composition évoluent en direct dans le temps, l’espace, la relation entre l’interprète et le public. Cependant, si spectateurs il y a, si interprète il y a, la performance s’éloigne de la notion de spectacle développé par son aspect aléatoire face aux contingences et contradictions qu’elle auto-développe durant son déroulement. Une prise de risque qui libère l’artiste d’une partition figée. L’angoisse du gardien de but au moment du penalty pour reprendre une formule sportive (mais aussi littéraire et cinématographique).
        Ce que j’ai proposé à Aiglun est un moment d’un acte artistique performatif que j’expérimente depuis plusieurs années. La performance porte un titre énigmatique qui interpelle le spectateur : « Le Microscope de Jésus-Christ ».
        « Le Microscope de Jésus-Christ (feuilletons) » est un long poème de Pascal GIOVANNETTI. Poème toujours en construction, en permanence augmenté de « fragments littéraires » qui en constituent le « Corpus ». Les fragments interagissent. Un dispositif informatique permet de recomposer le Corpus. Cela, afin de proposer un nouveau poème qui ne serait jamais le même (sauf miracle ; mais, pourquoi pas, un miracle ?) tout en restant le même. Le dispositif aléatoire de recomposition d’un nouveau Corpus renvoie à la théorie des probabilités en mathématiques, étude des phénomènes caractérisés par le hasard et l’incertitude. A chaque activation du dispositif, se crée un nouvel univers.
        Une fois, le nouveau Corpus constitué, il donne lieu à diverses désinences qui composent le corps de la Performance axée fondamentalement autour d’une lecture en direct.
        C’est le poème qui devient propice aux éléments d’une performance (lecture, slamping, projection, déclinaisons sonores et plastiques…)
        Le travail d’écritures et sa transformation aléatoire interroge le rôle de l’écrivain (qui écrit quand j’écris ?) et ouvre la voie à la lecture-performance. L’utilisation en direct d’un « looper » construit un océan sonore, hypnotique, d’où émergent, comme des îlots salvateurs, les Fragments reconnaissables du Corpus. Un brouhaha (de l’hébreu בָּרוּךְ הַבָּא , barúkh habá (« béni soit celui qui vient. »)

        Le poème devient objet sonore et visuel via une phénoménologie de l’imaginaire : « Produire en nous des images, réfléchir sur ces images, les décrire. » (Jean-Paul SARTRE)
        Extraits visibles sur Youtube. Enregistrés lors d’une manifestation de l’Atelier Expérimental de Clans (06) « …Mystères et évidences, lumière et opacité. À chaque reprise, des fragments entrent en nous, « la poésie d’une boîte d’allumettes », « écritures sans sens », « et le cri de la mer dans la gorge des noyés », cheminent et font écho à HEIDSIECK, à PADGETT entre autres…La disparition de ton corps dans l’obscurité fait apparaître le texte et le révèle, comme une photo dans la chambre noire. » (Monia et Daniel BIGA)

        Initialement travail d’écritures, « le Microscope de Jésus-Christ » devient œuvre plastique, sonore. En ce sens, elle renvoie aux avant-gardes du XX° siècle qui, à travers un regard rétrospectif, s’affichent comme illustration de ce qu’il advient lors de ma Performance. je renvoie ici à l’ouvrage de Vincent KAUFMAN, « Poétiques des Groupes Littéraires qui m’avait beaucoup marqué. (« L’avant-garde est une habitude du siècle, elle fait partie de notre paysage littéraire et artistique, au point d’ailleurs de finir par y disparaître, par excès de familiarité, par excès d’évidence : car si le terme lui-même garde encore son cours, il ne désigne guère plus qu’une convention, un renouvellement interne au marché ou à l’institution artistique, que les avant-gardes avaient justement au départ pour vocation de contester, voire de détruire.») Avec humour, L’OULIPO définit cela comme « un plagiat par anticipation. » Nous pourrions, par exemple, remonter jusqu’à Maurice SCÈVE qui rédigera un immense poème théologique et scientifique, publié après sa mort (1545). Poème à la paronymie troublante : « Microcosme ». Ce travail d’écritures peut aussi se placer sous l’égide de Roland BARTHES : « Ainsi se dévoile l’être total de l’écriture : un texte est fait d’écritures multiples, issues de plusieurs cultures et qui entrent les unes avec les autres en dialogue, en parodie, en contestation ; mais il y a un lieu où cette multiplicité se rassemble, et ce lieu, ce n’est pas l’auteur, comme on l’a dit jusqu’à présent, c’est le lecteur. »
        Il en est ainsi du spectateur ou du regardeur.
        Et tout cela devient « inintelligible », car c’est le monde lui-même qui est devenu inintelligible (à suivre.)

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