École : être heureux pour apprendre

Voir progresser tous les élèves, et en particulier ceux qui rencontrent des difficultés, c’est le souhait de tout enseignant. Celui-ci réfléchit sans cesse à de nombreuses stratégies, adapte sans cesse son enseignement et ajuste au fur et à mesure ses pratiques. Mais bien souvent, les difficultés dépassent de loin le seul cadre pédagogique. Ce que je trouve le plus difficile dans mon métier, c’est de prendre conscience que bien des élèves ont une vie qui est loin d’être toute rose.

Des enfants qui ne vont pas toujours très bien

Entendre, au cours d’un conseil d’école, que le repas à la cantine est le seul véritable repas des élèves pour un tiers d’entre eux. Écouter une collègue expliquer posément que, l’année précédente, elle avait un élève qui dormait sous les ponts. Constater qu’un élève pourtant jeune est venu seul, à pied, le jour de la rentrée scolaire, chargé, de surcroît, d’accompagner sa petite sœur. Être effaré du nombre d’enfants de cours élémentaire qui déclarent avoir l’habitude d’utiliser la plaque chauffante, lors d’une intervention des pompiers. Malgré leur jeune âge, certains élèves ont vécu des moments difficiles. Cette réalité sociale, en entrant dans le métier, je me la suis prise en pleine figure.

Au-delà de ces cas extrêmes, qui demeurent heureusement assez rares, même s’ils sont trop nombreux, il y a aussi une multitude de situations beaucoup plus banales, mais qui font que les élèves ne sont pas, sur le moment, disponibles pour apprendre. Un divorce mal expliqué, la maladie d’un proche, des bribes de conversations entendues… Les situations ne manquent pas, qui suffisent à détourner les enfants de leur naturelle envie d’apprendre.

On ne peut pas s’intéresser à l’orthographe quand on se demande si ses parents vont se séparer. On ne peut pas mémoriser ses tables de multiplication quand on entend son petit frère ou sa petite sœur pleurer. Même des situations très banales peuvent suffire à rendre l’enfant momentanément indisponible pour apprendre.

En vérité, à un âge où l’on est jeune et impressionnable, il suffit de très peu de choses pour inquiéter un enfant. Et je trouve les enfants, en moyenne, relativement inquiets, stressés, alors qu’ils ne devraient pas l’être. Je me souviens d’une enfant dont les parents se séparaient qui m’a posé une question déchirante dans la cour : « Est-ce que j’ai encore une maman ? » Peut-on vraiment se concentrer sur des exercices lorsqu’on se pose une telle question ?

Le problème vient de la société elle-même

L’enfance doit être l’âge de l’insouciance. Hélas, bien des enfants la perdent trop tôt. Il ne faut blâmer ni les parents, qui bien souvent font du mieux qu’ils peuvent, ni le fonctionnement de l’école, dont les différents acteurs se démènent pour offrir les conditions les plus favorables aux élèves. C’est la société dans son ensemble qui est souvent injuste, et, au-delà, la vie elle-même.

Ayant grandi dans une famille aimante et unie, n’ayant manqué ni d’amour et d’affection, ni de tout ce qui constitue le bien-être matériel, j’ai toujours su que j’avais de la chance. J’ai toujours confusément ressenti que mon cadre de vie était plus agréable et serein que celui de mes camarades. Mais ces derniers n’étaient pas à plaindre non plus.

Globalement, je pense que les enfants d’aujourd’hui ont une vie plus difficile que celle de leurs parents au même âge. La génération actuelle a été marquée par la crise sanitaire, c’est évident, mais, avant même la pandémie, elle était déjà troublée par la crise sociale, et par le climat tendu instauré par les attaques terroristes qui se sont succédé en France. Les enfants d’aujourd’hui savent ce qu’est un terroriste, ils entendent quotidiennement parler de guerre à la télévision, ils parlent, en fonction de l’actualité, d’Ukraine ou d’Israël. Ils ont été traumatisés par la crise sanitaire, le port du masque, l’impression d’un danger invisible et omniprésent. Même s’ils ne comprennent pas tout, les enfants ressentent le malaise ambiant.

J’enseigne dans les Alpes-Maritimes, et j’ai vraiment senti un changement d’ambiance dans les écoles avant et après le massacre de la Promenade des Anglais le 14 juillet 2016. Beaucoup d’élèves étaient présents. Certains sont morts. J’ai une collègue qui a perdu un ancien élève dans cet attentat. Je pense que, pour certains élèves, le traumatisme est encore là. Certains ont vu le bain de sang. D’autres simplement les foules en panique. Certains, qui sont aujourd’hui dans nos classes, n’étaient que des bébés au moment des faits, mais il y a malgré tout des choses qui s’impriment dans l’inconscient. Ce n’est pas forcément quelque chose de très prégnant, juste un malaise diffus et invisible, mais malgré tout présent. Mais, même sans parler de cela, des millions d’élèves sont quotidiennement abreuvés de scènes violentes, issues de l’actualité ou des jeux vidéos.

Une petite anecdote montre bien la tension dans laquelle vivent les élèves. Un jour, à mon école, l’alarme incendie a retenti, de façon imprévue. Ce n’était pas un exercice. Nous avons procédé à l’évacuation dans le calme, jusqu’à ce que les pompiers confirment qu’il n’y avait eu qu’un petit souci électrique au niveau de l’alarme, et que nous pouvions réintégrer les classes. Nous sommes restés longtemps à l’extérieur de l’école, sur la place, à attendre, sans espace pour permettre aux élèves de jouer. Les enfants étaient dans tous leurs états, alors que j’avais des élèves de cours moyen. Beaucoup n’arrivaient pas à s’arrêter de pleurer y compris après avoir réintégré les classes, et continuaient de réclamer leurs parents, alors même qu’ils pouvaient constater qu’il n’y avait pas le moindre feu, et que je ne cessais de les rassurer. J’ai finalement décidé de ne pas poursuivre le cours, de débriefer avec eux puis de leur passer un dessin animé. Je pense que si le climat social ambiant était moins tendu, les enfants, qui étaient, je le rappelle, des élèves de cours moyen, se seraient calmés plus vite. Je pense que nos élèves sont, en moyenne, insuffisamment paisibles et sereins.

Le métier de professeur des écoles m’a permis de prendre conscience de la réalité sociale. Les enfants qui fréquentent nos classes sont issus de tous les milieux, ce qui place les professeurs au contact de toutes les strates de la société, des plus aisées jusqu’aux plus démunies.

Ce n’est pas qu’un ressenti. Les chiffres de l’Insee le disent. « En 2021, 9,1 millions de personnes vivent avec un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté monétaire, soit 14,5 % de la population vivant en « logement ordinaire » en France métropolitaine. » Et les enfants sont loin d’être épargnés : « Le taux de pauvreté des enfants de moins de 18 ans est également élevé, à 20,6 % en 2021. » L’Insee pointe en particulier la précarité des familles monoparentales. Pour rappel, les personnes pauvres selon l’Insee sont celles qui touchent moins de 1158 euros par mois, mais il s’agit d’une limite supérieure, la limite à partir de laquelle on n’est plus pauvre. Les pauvres touchent moins que cela. Le niveau de vie médian des personnes pauvres est de 924 € par mois, ce qui signifie que la moitié d’entre eux (donc trois millions de personnes) vit avec moins que cela. (Source : Insee.)

20,6 % de mineurs pauvres, cela fait quand même un enfant sur cinq. C’est un chiffre qu’il faut avoir à l’esprit quand on parle d’éducation et de niveau scolaire.

Une nouvelle statistique alarmante me conduit à ajouter ce paragraphe à cet article. Le Figaro, dans un article daté du 10 avril 2024 et rédigé par Lena Couffin, indique en effet qu’une lycéenne sur quatre a déjà connu des pensées suicidaires (30,9 %), une statistique plus forte chez les filles que chez les garçons où elle est malgré tout de 17,4 %, soit environ 1/6. Je trouve, personnellement, que l’important n’est pas de déterminer les causes de cette disparité entre les deux sexes, mais d’agir rapidement pour que les enfants et les adolescents se sentent bien à l’école. L’article du Figaro révèle un véritable enjeu de santé publique concernant l’état mental des jeunes. La moitié des jeunes, selon l’OMS, ne serait « pas réellement en bon état de bien-être mental », pour reprendre la formulation de l’article, inélégante mais qui pointe une situation extrêmement préoccupante.

La disponibilité intellectuelle

C’est pourquoi je trouve qu’on ne parle pas assez de disponibilité intellectuelle en tant que condition aux apprentissages. J’entends par là le fait d’arriver à l’école l’esprit libre de toute préoccupation parasite, le fait d’être tout simplement heureux et insouciant, et donc disposé à s’intéresser à toutes sortes de choses. Bien sûr, il n’y a pas grand-chose que l’on puisse faire, ponctuellement et immédiatement, mais je trouve important de rappeler que les problèmes de l’école dépassent de très loin les grilles de l’école. On envisage trop peu les choses d’un point de vue global et sur le long terme, et on ne dit pas assez que tout est lié, et qu’il ne faut pas cloisonner les problèmes.

Je suis convaincu que l’on fera davantage pour relever le niveau des élèves en diminuant la précarité économique des familles qu’en modifiant tous les deux ans les programmes officiels. Je suis convaincu que lutter contre la pollution, la malbouffe, les perturbateurs endocriniens, les déchets micro-plastiques fait partie des leviers à prendre en considération. Je suis convaincu qu’un enfant qui croise une biche sur le chemin de l’école est davantage disposé à apprendre qu’un enfant qui assiste à une descente de police dans une barre d’immeubles. Je suis convaincu que les enfants d’aujourd’hui, mais cela vaut aussi pour les adultes, n’ont pas assez accès à la beauté. Et pourtant, quoi de plus apaisant que la contemplation de la beauté ?

Pour moi, la principale difficulté des élèves n’est pas d’ordre strictement scolaire. En moyenne, les enfants ne sont pas moins intelligents qu’avant. En revanche, je pense qu’ils sont moins disponibles pour apprendre, parce qu’ils sont préoccupés par une foule de petits soucis qu’ils ont du mal à gérer, parce qu’ils vivent dans une ambiance générale faite d’inquiétude, de stress, voire d’angoisse.

Les enfants sont des éponges émotionnelles. Ils captent l’inquiétude des adultes sans forcément la comprendre. Or, beaucoup d’adultes pensent que l’avenir de la société est très sombre. La plupart des adultes estime que la situation de l’humanité ne va qu’empirer. Certains adultes parlent même d’un effondrement généralisé. Bien sûr, les adultes essaient de préserver les enfants de tout cela, mais les enfants ressentent le pessimisme ambiant. Je pense que la société française a connu des situations beaucoup plus difficiles que celle qui est la nôtre actuellement, mais il y avait toujours l’espoir que l’avenir serait meilleur, et je pense que beaucoup d’adultes actuellement n’ont pas, ou plus, cet espoir. Et les enfants ne vivent pas dans une bulle, ils perçoivent cette ambiance générale.

Quelles solutions ?

Je suis un optimiste viscéral. Je ne peux pas me dire que l’on ne peut rien faire. Je me refuse à baisser les bras. Mais je sais bien que les solutions, tout le monde les connaît, et que si on ne les met pas en place, c’est simplement parce que nos sociétés occidentales ne sont pas encore parvenues à un niveau d’altruisme et d’empathie qui permette véritablement une gestion collective de ces problèmes, dotée des moyens d’action suffisants.

Il n’y a évidemment pas de solution miracle, mais une priorité devrait être de réduire les inégalités sociales, de lutter non seulement contre la pauvreté extrême, mais aussi contre toutes les formes de précarité. Un axe tout aussi important est la préservation de l’environnement. Les enfants doivent pouvoir avoir accès à la nature, respirer un air sain, se nourrir sans s’intoxiquer. Ils doivent aussi pouvoir grandir dans une société plus fraternelle, dans laquelle on s’entraide réellement les uns les autres au lieu de tirer la couverture à soi.

Au niveau de l’école, le bien-être des élèves passe par la réduction des effectifs par classe, par une réelle présence du psychologue qui ne doit pas avoir à couvrir une vingtaine d’écoles, par l’amélioration du cadre de vie scolaire, par une politique d’inclusion dotée de moyens suffisants… Vaste programme !


L’image d’en-tête a été trouvée sur Pexels, bibliothèque libre de droits.


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4 commentaires sur « École : être heureux pour apprendre »

  1. J’ai été très ému par la lecture de ce constat qui m’apparaît tout à fait juste. Il faut se garder du désespoir, nous le devons pour les enfants. Les problèmes dépassent de très loin la grille de l’école… Vous avez évidemment raison de dire qu’ils sont globaux. Merci pour ce que vous faites, dans des conditions difficiles… et pour ce blog passionnant !

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  2. Commentaire d’une lectrice sur Facebook :

    « J’ai beaucoup apprécié votre analyse qui me semble très pertinente. Mon petit fils à Nice , dans un milieu favorable , et avec des séances régulières de sophrologie, est parvenu à surmonter les traumatismes dus aux attentats ( il avait 4 ans et était sur la Promenade ) ,aux scènes de violence dans les matchs de foot ou dans sa résidence. Qu’en est il des autres ? La plupart se réfugient dans les jeux en ligne ( chacun seul dans sa chambre ) . L’école n’est plus un lieu sécurisant où l’on aime apprendre . Continuez à y croire et à aimer votre métier »

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  3. Commentaire reçu sur Messenger :

    « Bonjour Gabriel,

    Félicitations pour votre article ! Vous articulez à point et avec beaucoup de sensibilité des crises réelles que subissent des étudiants et les élèves Niçois aussi bien que les obstacles bien connus par les immigrants souvent réfugiés des situations hallucinantes. Étant donné notre vie, je vous écris pendant que mes voisins d’à côté font la fête de façon « animée ». C’est ça, hein, la vie de contrastes. Je ne sais pas à quelle heure ils vont se calmer, mais ça doit être l’anniversaire de quelqu’un, alors je ne dis rien.

    Revenons à nos moutons. Le calme et la paix qu’on peut produire dans la salle de classe pour enseigner mais aussi pour servir les étudiants où ils en sont dans leurs cœurs ne peuvent pas attendre une révolution totale de la société et du gouvernement.

    Mais il y a des petits pas qu’on puisse faire d’abord au niveau d’une seule classe, et peut-être éventuellement au niveau de l’école. Mais le focus, ce n’est pas « le système » mais soi-même. D’abord, il faut avoir soi-même les outils testés personnellement pour se calmer, pour voir claire quand l’émotion crée des ouragans et le brouillard de l’angoisse.

    Je sais que cela semble ridicule, mais respirer, c’est ce dont on a besoin de faire du moment où on entre dans le monde. C’est une action de recevoir de l’amour et de la soutenance de la vie même. Le traumatisme, même psychologique réside dans le corps. Simplement l’action de respirer, pas comme on respire quand on est agité, mais quand on est conscient du fond des poumons au point de gonfler l’estomac ou d’élargir le dos, cela peut vraiment changer les idées.

    C’est plus facile de montrer que de décrire, même nécessaire, je pense d’apprendre avec quelqu’un. Il y a des enseignants de ceci, moi je ne suis pas experte, loin de là mais j’ai essayé plusieurs modalités pour retrouver le calme intérieur, le taekwondo, le yoga, le Pilates, la dance, l’écriture, jardiner, courir, etc. Et j’ai beaucoup enseigné (des classes de sixième aux adultes à l’université et mes propres enfants des Cours Préparatoires au sixième).

    Prendre le temps au debout d’une classe pour gagner la confiance des étudiants simplement en respirant et avec quelques mouvements pour se détendre (rappelez-vous que l’animal humain n’est pas construit pour rester assis dans une chaise de bois sans bouger pendant des heures), cela peut ouvrir les poumons où ils sont bloqués et par conséquent crevés par le stress. Ne pas respirer, c’est le chemin de la mort qui engendre la panique alors que respirer c’est le chemin de la vie qui invite le calme et permet la circulation de l’oxygène qui nourrit la réparation.

    Avoir un aquarium dans la salle de classe, c’est une autre astuce. De même planter un jardin ou avoir des pots de plantes, une salle de classe peinte avec des couleurs qui rappellent la nature et non pas l’usine ou un site de construction. On peut créer un monde. Avoir un tapis pour s’assoir par terre, quelques fauteuils poires, mettre les pupitres ou les chaises en rond ou en petits groupes. J’ai beaucoup d’idées et un peu d’expérience aussi.

    Un prof dont j’ai lu un article a mis un arbre dehors de la salle de classe. Les étudiants pouvaient y laisser tous leurs soucis ou leurs espérances symboliquement avant d’entrer dans la salle de classe. Un autre prof serait la main ou faisait le high-five (ou rien si l’étudiant ne voulait pas) avec chaque élève, un par un, à l’entrée de la salle de classe en disant « Bonjour ….. » avec le nom de chaque élève en se regardant dans les yeux.

    Même avec toutes les variables de langage d’origine, de culture, de familles différentes, la constante c’est la valeur de chacun en tant qu’une personne précieuse. La question que vous posez, au fait, c’est comment aligner un curriculum variable avec la constante principale de la valeur de chacun. Et comment intégrer cette constante dans un emploi de temps déjà surchargé ? Et puis qu’est-ce qui va arriver si on ne prend pas le temps d’adresser ceci ?

    Chaque institution d’enseignement est unique même si on suit le même curriculum. En plus chaque classe est unique avec une sorte d’énergie que l’ensemble des personnalités groupées ensembles créent, et il ne faut pas oublier que chaque étudiant, chaque élève, et chaque prof est une personne unique aussi.

    Je sais qu’enseigner c’est une passion pas simplement un métier. Les enseignants font partie de ma tribu. Si vous êtes à Nice, on pourrait peut-être prendre un café en ville pour parler si vous voulez. »

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