
Le poète (non pas un poète en particulier, mais le concept de poète) n’est ni un religieux, ni un philosophe. Et pourtant, la pratique de la poésie peut parfois être rapprochée d’une posture méditative, distincte cependant de celle de ces deux figures. Le poète, lors qu’il se fait méditant, l’est à sa manière. C’est ce que j’ai essayé de montrer en co-dirigeant un colloque, dont les actes sont parus chez Classiques Garnier, sur La poésie comme espace méditatif. Et c’est de quoi je voudrais vous entretenir aujourd’hui, d’une façon plus accessible et moins formelle.
De la poésie comme nécessité
On peut partir du constat que, pour la quasi-totalité des poètes, écrire est une nécessité vitale. C’est bien plus qu’un métier (de toute manière, les vers ne rapportent rien), bien plus qu’un loisir (on n’écrit pas de la poésie simplement pour se détendre). Le poète est comme requis par les mots. La poésie est sa raison d’être. Lui interdire la poésie, si cela était possible, ce serait le tuer.
Rainer Maria Rilke ne dit pas autre chose dans sa Lettre à un jeune poète :
"Personne ne peut vous conseiller ni vous aider, personne. Il n'est qu'un seul moyen. Rentrez en vous-même. Cherchez la raison qui, au fond, vous commande d'écrire ; examinez si elle déploie ses racines jusqu'au lieu le plus profond de votre cœur ; reconnaissez-le face à vous-même : vous faudrait-il mourir s'il vous était interdit d'écrire ? Ceci surtout : demandez-vous à l'heure la plus silencieuse de votre nuit : dois-je écrire ? Creusez en vous-même vers une réponse profonde. Et si cette réponse devait être affirmative, s'il vous est permis d'aller à la rencontre de cette question sérieuse avec un fort et simple «je dois», alors construisez votre vie selon cette nécessité ; votre vie, jusqu'en son heure la plus indifférente, la plus infime, doit se faire signe et témoignage pour cette poussée."
Écrire est donc l’activité la plus vitale, la plus engageante, la plus nécessaire qui soit pour un poète. Elle n’est pas simplement une activité parmi d’autres, elle exige, si l’on en croit Rilke, un engagement total. Son enjeu dépasse donc les objectifs immanents et mondains que l’on peut imaginer : on n’écrit pas seulement pour plaire à un auditoire, on n’écrit pas seulement pour défendre des idées, on n’écrit pas seulement pour les satisfactions que cela procure, et même, on n’écrit pas seulement pour laisser une trace de notre existence à la postérité. On écrit, tout simplement, parce qu’il le faut, parce qu’on le doit, parce que c’est la seule chose qui importe vraiment. On dit souvent, en rappelant son étymologie, que la poésie est un faire ; elle est tout autant, sinon davantage, une façon d’être.
La poésie comme façon d’être se situe, pour Rilke, dans le « lieu le plus profond » du cœur. L’adjectif « profond » métaphorise l’intériorité, le point le plus intime de l’âme. Le poète est ainsi invité à faire sourdre ses mots d’un lieu qui n’a pas d’existence physique, et qu’on pourrait appeler un espace méditatif.
Qu’est-ce que méditer en poète ?
Lorsque l’on parle habituellement de méditation, on fait référence à une pratique qui est soit d’ordre philosophique, soit d’ordre spirituel, mais, généralement, on ne pense pas au poète. Certes, Lamartine a écrit des Méditations poétiques, mais, souvent, on ne présente pas le poète comme un méditant, alors que la méditation poétique est peut-être une troisième forme de méditation, à côté de la méditation philosophique (qui est une réflexion nourrie de concepts) et de la méditation spirituelle (qui est le fait de se relier à une transcendance). Il ne s’agit pas de faire du poète un philosophe ou un mystique : si méditation poétique il y a, elle se distingue des autres formes de méditation par ses enjeux propres, tout en pouvant emprunter aux deux autres puisqu’il y a des poètes philosophes et des poètes mystiques.
Dans mon article, je prends différents exemples dans la poésie française moderne et contemporaine, pour souligner l’importance d’un état de disponibilité totale à ce qui est, chez plusieurs poètes. Cette disponibilité apparaît comme un état méditatif par lequel le poète tente de percevoir et d’exprimer les choses telles qu’elles sont, et non telles qu’on a l’habitude de les voir. Être disponible aux choses et aux êtres, c’est en d’autres termes être capable d’accueillir la réalité telle qu’elle est, c’est être à l’écoute de nos sens, sans y apposer d’emblée l’écran de nos pensées et de notre jugement.
Arthur Rimbaud dans « Sensation », Antoine Émaz lorsqu’il décrit son jardin, Jean-Michel Maulpoix lorsqu’il propose un « apprentissage de la lenteur » ou lorsqu’il marche à pas feutrés dans la neige, Yves Bonnefoy lors qu’il trouve le « vrai lieu » dans la neige, Philippe Jaccottet dans un très grand nombre de ses poèmes, Salah Stétié auteur de Carnets du méditant, Marie-Claire Bancquart lorsqu’elle contemple un insecte ou le soleil couchant, Béatrice Bonhomme aussi en certains points de son œuvre… Nombreux sont les poètes contemporains dont l’œuvre intègre une dimension méditative.
L’éclairage de la notion de « pleine conscience »
Plusieurs psychologues et psychiatres contemporains, notamment Jon Kabat-Zinn aux États-Unis et Christophe André en France, se sont intéressés à la méditation bouddhiste et ont jugé que celle-ci comportait des éléments transférables à l’Occident, afin de lutter contre la dépression et plus largement contre le stress, grands maux de notre siècle. Des études scientifiques tendent à montrer un effet positif de la méditation de pleine conscience sur la dépression. Il n’est pas de ma spécialité de juger l’efficacité de leur méthode, même si à titre personnel je pense qu’elle peut faire du bien, en revanche je pense que leur approche peut aider à mieux définir ce que l’on entend par méditation, et à trouver des points de convergence entre méditation et pratique poétique.
Ces psychologues insistent sur la notion de « pleine conscience » (mindfulness). Par cette expression, ils désignent une attitude d’esprit qui accueille ce qui est, sans jugement. Il ne s’agit pas de « ne pas penser » ou de « faire le vide » : de toute manière, notre cerveau pense. Mais au lieu de le laisser ruminer des scénarios passés ou à venir de façon non constructive, il s’agit d’ouvrir son attention à l’instant présent, à la diversité des sensations qui parviennent de nos sens, sans émettre de jugement de valeur. On ne peut pas s’empêcher de penser, mais on peut s’empêcher de juger. Les choses sont ce qu’elles sont. Le regret, la tristesse, l’angoisse, le stress, l’attente sont des états mentaux qui portent le plus souvent sur des représentations de situations passées ou futures, et non sur la réalité. Au contraire, la joie, le bonheur, le calme sont des états mentaux où notre esprit s’ouvre à l’instant présent.
Être pleinement conscient, c’est adopter la posture d’observateur plutôt que d’acteur. On peut penser au non-agir chinois (wu-wei). Au lieu d’être dans l’arène, dans la fosse aux lions, il s’agit de se regarder agir et penser, d’avoir ce recul-là, pour observer, juger, décider, et non plus foncer tête baissée. Nous sommes très souvent mûs par des torrents d’émotions qui nous submergent, téléguidés par des pulsions, des désirs. Il s’agit d’en prendre conscience, afin de ne plus subir nos états mentaux, en les regardant de loin, de façon détachée, avec moins d’ego et plus de lucidité. Il ne s’agit pas de se couper de nos émotions, qui sont très précieuses, pour tout le monde et plus encore peut-être pour le poète, puisqu’elles sont en quelque sorte sa palette d’écriture. Simplement, on apprend à vivre ses émotions sans les subir, sans être submergé par elles, en restant maître à bord. Être conscient, c’est ajouter en nous l’observateur à l’acteur. La sérénité passe par l’acceptation pleine et entière de la réalité.
Accepter ce qui est, voir les choses pour ce qu’elles sont, sans plaquer sur elles nos doutes, nos angoisses, nos peurs, nos désirs, nos espoirs. Accepter ce qui est, cela ne signifie pas se résigner et ne rien faire pour que les choses changent. Mais pour être capable de changer les choses, il faut d’abord les voir pour ce qu’elles sont, accepter la situation présente et ensuite seulement agir. Les stoïciens distinguaient ce qui dépend de nous, sur lequel nous pouvons agir, et ce qui ne dépend pas de nous, contre lequel il est inutile de s’épuiser.
Il me semble que de tels états méditatifs, où le poète est ouvert à la réalité telle qu’elle est, disponible à ce qui se trouve en lui et autour de lui, apparaissent dans la poésie contemporaine, et sont même essentiels à toute pratique poétique authentique, dans la mesure où la poésie, au lieu de répéter les lieux communs, cherche à dire le monde avec la plus grande justesse.
La « cascade céleste » de Philippe Jaccottet

Quand Philippe Jaccottet, parvenu au sommet d’une montagne, contemple le monde qu’il domine de sa position surplombante, en se sentant comme immergé dans une « cascade céleste », il atteint un état de sérénité qui s’exprime à travers le lexique de la légèreté aérienne. Cette altitude physique s’accompagne en somme d’une prise de hauteur psychologique ou spirituelle si l’on veut. « J’y crois la mort comprise », dit Philippe Jaccottet, comme si, en cet instant, plus rien, pas même la mort, ne pouvait troubler son esprit. Le poète est totalement absorbé dans une contemplation où les tracas et les soucis perdent de leur importance. Il est totalement disponible à ce qui est, ouvert à la réalité telle qu’elle se présente, en ce lieu lumineux et aérien propice à la méditation.
Philippe Jaccottet isole sur le vers les participes « regardant / écoutant ». Cela me semble très caractéristique d’une posture méditative, puisque la perception est ce qui importe, et non le jugement du petit moi. Il s’agit bien d’une pleine conscience de l’instant présent, où se taisent les ruminations mentales. Le « je » lui-même est comme effacé, absorbé par plus grand que lui, « couché dans la chevelure de l’air », comme intégré à cet espace même qu’il contemple.
Et moi maintenant tout entier dans la cascade céleste,
de haut en bas couché dans la chevelure de l’air
ici, l’égal des feuilles les plus lumineuses,
suspendu à peine moins haut que la buse,
regardant,
écoutant
(et les papillons sont autant de flammes perdues,
les montagnes autant de fumées) —
un instant, d’embrasser le cercle entier du ciel
autour de moi, j’y crois la mort comprise.
Je ne vois presque plus rien que la lumière,
les cris d’oiseaux lointains en sont les nœuds,
toute la montagne du jour est allumée,
elle ne me surplombe plus,
elle m’enflamme.
Philippe Jaccottet
La neige d’Yves Bonnefoy
Yves Bonnefoy est un poète de la même génération que Philippe Jaccottet, né dans les années vingt et publiant ses premiers recueils dans les années cinquante, décédé comme lui il y a quelques années. Il cherche par la poésie à collecter les parcelles d’espoir qu’il subsiste après la Deuxième guerre mondiale. Parmi ses recueils, mon préféré est Début et fin de la neige, qui n’est pas l’un des plus connus, mais qui est l’un de ceux où apparaît, à mon sens, une posture méditative.
J'avance alors, jusque sous l'arche d'une porte.
Les flocons tourbillonnent, effaçant
La limite entre le dehors et cette salle
Où des lampes sont allumées : mais elles-mêmes
Une sorte de neige, qui hésite
Entre le haut, le bas, dans cette nuit.
C'est comme si j'étais sur un second seuil.
Et au-delà ce même bruit d'abeilles
Dans le bruit de la neige. Ce que disaient
Les abeilles sans nombre de l'été.
Yves Bonnefoy, Début et fin de la neige
J’ai commenté, il y a quelque temps, un poème de ce recueil intitulé « Hopkins forest », et qui illustre mon propos. Citons encore :
Et là-haut je ne sais si c’est la vie
Encore, ou la joie seule, qui se détache
Sur ce ciel qui n’est plus de notre monde.
Ô bâtisseurs
Non tant d’un lieu que d’un regain de l’espérance,
Qu’y a-t-il au secret de ces parois
Qui devant moi s’écartent ?
Ce que je vois
Le long des murs, ce sont des niches vides,
Des pleins et des déliés, d’où s’évapore
Par la grâce des nombres
Le poids de la naissance dans l’exil,
Mais de la neige s’y est mise et s’y entasse,
Je m’approche de l’une d’elles, la plus basse,
Je fais tomber un peu de sa lumière,
Et soudain c’est le pré de mes dix ans,
Les abeilles bourdonnent,
Ce que j’ai dans mes mains, ces fleurs, ces ombres,
Est-ce presque du miel, est-ce de la neige ?
Plusieurs poèmes ont en commun de présenter la neige comme une expérience singulière, un espace-temps qui ouvre sur une sorte de révélation simple. Le poète parle lui-même d’un « seuil », et même si ce seuil peut être un « leurre », il y a malgré tout l’idée d’une ouverture sur quelque chose qui n’est pas forcément la vérité, qui n’est pas forcément transcendant, mais qui invite à la contemplation. Le poète est tout entier absorbé par cette expérience singulière, source de joie, accession à un mode d’être autre, à une autre réalité peut-être. C’est en étant ouvert à ses perceptions, à ses sensations (« Ce que je vois ») que le poète parvient à cette vision sereine au sein de laquelle surgit l’enfance.
La poésie de Michèle Finck
Michèle Finck, par ailleurs grande spécialiste de Bonnefoy, écrit à partir d’événements graves de sa vie : la mort de son père, la maladie psychiatrique de l’être aimé… Cela aurait pu donner lieu à une poésie très sombre, très pessimiste, et cela n’est précisément pas le cas. Je pense que c’est une posture méditative qui permet à la poète d’accepter ce qui est, et de voir que tout n’est pas noir. Chez Michèle Finck, cela passe notamment par l’écoute, l’entendre, la musique. La dimension auditive est primordiale pour elle.
« Apprentissage de la lenteur » chez Jean-Michel Maulpoix
Dans Chutes de pluie fine, Jean-Michel Maulpoix rapporte ses nombreux voyages tout autour du monde, sa façon d’être toujours en partance, en transit, ne posant ses valises jamais longtemps, parcourant le monde sans taire sa misère, sa violence et ses ruines, mais disant aussi sa fascinante beauté. Et vers la fin du recueil, le poète se met en quête du « pays natal ». La dernière section est beaucoup plus sereine que les précédentes. Et l’un des poèmes s’intitule « Apprentissage de la lenteur ». Le poète prend le temps d’observer le paysage, simple, banal, avec une rivière et des canetons. Le poète semble, pour une fois, en phase avec ce paysage, et cet apprentissage de la lenteur se lit comme une posture méditative, un temps de paix, comme il s’en retrouve d’autres dans son oeuvre, notamment dans Pas sur la neige.
La marche méditative chez Arnaud Villani
J’ai déjà commenté il y a quelque temps Être avec le sauvage d’Arnaud Villani. Je ne m’attarderai donc pas ici à présenter cet essai lumineux, sinon pour dire que philosophie et poésie s’y fondent dans une même disposition d’esprit, qui à mon sens peut être dite méditative. Y apparaît un rapport avec la nature qui n’est plus d’opposition comme trop souvent, mais d’adhésion, d’inclusion, voire de fusion. Le philosophe-poète ne fait plus qu’un avec l’arbre, avec le sol, avec la marche, et cela, parce qu’il est parfaitement disponible à ce qui est, tout entier ouvert aux sens et aux sensations. Cet état de disponibilité totale à ce qui est instaure une forme de communion avec la nature. La philosophie ne consiste plus alors à échafauder de complexes systèmes de concepts, mais à vivre tout simplement l’instant présent, à accueillir la réalité telle qu’elle se présente, à marcher et respirer dans la forêt.
☆
Il y aurait de nombreux autres exemples à mentionner. J’en ai ici présenté d’autres que ceux évoqués dans mon article universitaire, où je parlais d’Antoine Émaz, de Pierre Dhainaut, de Marie-Claire Bancquart… On pourrait ajouter Salah Stétié, auteur de Carnets du méditant composés de notes brèves, proches du haïku dans leur forme, et nourris par les deux cultures occidentale et islamique. Et tant d’autres. Cet article est déjà long, j’espère qu’il vous a intéressés et qu’il vous donnera envie de découvrir ces poètes ouverts à ce qui est, qui font place en eux à l’accueil de la réalité, et qui parviennent ainsi à une poésie profondément authentique. Je crois que cette notion de disponibilité est essentielle et qu’elle fonde le point commun entre disposition méditative et pratique poétique.
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Très intéressant, merci. Hélas cela me confirme dans mon inappétence pour ces « grands poètes », Bonnefoy, Jaccottet qui prennent tant de hauteur et mettent si haut leurs méditations.
Tous les goûts sont dans la nature et je préfère pour ma part les poètes qui se prennent moins au sérieux.
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Heureusement, il y en a pour tous les goûts !
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Tous vos articles sont intéressants et de qualité. J’apprécie particulièrement celui-ci sur poésie et méditation qui vont si ensemble !
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Merci beaucoup !
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DEVOIR DE MÉMOIRE
D’une noble bataille, ils ont sauvé la France,
Devenant des héros par leurs cœurs éclatants,
Marchant toujours unis et riches d’espérance,
Honorant la patrie en braves résistants.
Les partisans d’un jour ont survécu dans l’ombre,
Luttant avec courage au milieu des combats
Prenant soin de chacun lorsque le moral sombre
Pour resserrer les liens en généreux soldats.
Hommage aux engagés, aux compagnons de route,
À ces jeunes conscrits servant sous les drapeaux,
Au sens du sacrifice en excluant le doute,
Dignes de la mémoire où veillent les flambeaux.
Nous devons rendre grâce à ceux qui dans l’Histoire
Défendent le pays pour des jours triomphants,
Au péril de leur vie, en éternelle gloire,
Ils transmettent la flamme à nos futurs enfants.
Stephen BLANCHARD
Chevalier dans l’Ordre des Arts et des Lettres
Auteur de 26 ouvrages
aeropageblanchard@gmail.com
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