« Puissance égale bonté » de Victor Hugo

Victor Hugo fait partie des poètes français les plus connus. On ne compte pas le nombre d’établissements scolaires et de rues à son nom. Il faut dire qu’il a, à lui seul, profondément marqué le roman, le théâtre et la poésie. Victor Hugo est un géant, et son œuvre n’est pas moins titanesque. Il est notamment l’auteur d’une épopée monumentale, sans doute insuffisamment lue de nos jours, intitulée La légende des siècles.

L’un des poèmes les plus connus de La Légende des Siècles est « La Conscience ». Ce poème est centré sur la figure de Caïn. Rappelons que, dans la Bible, il s’agit du fils aîné d’Adam et Eve. C’est surtout le premier meurtrier de l’Histoire, qui a tué son frère cadet Abel. Dans une magistrale réécriture des textes bibliques, Victor Hugo imagine que Caïn est poursuivi par l’œil de sa conscience. Le cultivateur a beau se retrancher toujours plus loin, l’œil est toujours là qui le poursuit. Jusqu’à ce mémorable vers final : « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn. »

Aujourd’hui, je vous propose de tourner la page pour considérer le poème d’à côté. Celui-ci s’intitule « Puissance égale bonté ». Il s’agit, là encore, d’un récit mythologique, qui fait intervenir Dieu et Iblis, nom d’une figure diabolique citée dans le Coran. Les deux personnages se sont lancés un défi : « Joutons à qui créera la chose la plus belle ». Il s’agit donc d’un jeu, d’un défi entre les deux êtres surnaturels :

Au commencement, Dieu vit un jour dans l’espace
Iblis venir à lui ; Dieu dit : « Veux-tu ta grâce ?
— Non, dit le Mal. — Alors que me demandes-tu ?
— Dieu, répondit Iblis de ténèbres vêtu,
Joutons à qui créera la chose la plus belle. »
L’Être dit : « J’y consens. — Voici, dit le Rebelle :
Moi, je prendrai ton œuvre et la transformerai.
Toi, tu féconderas ce que je t’offrirai ;
Et chacun de nous deux soufflera son génie
Sur la chose par l’autre apportée et fournie.

Cette première partie du poème permet à Victor Hugo d’exposer la situation qui fera l’objet du poème. On voit que c’est le Diable qui lance l’idée du défi, ce qui est bien compréhensible : seul ce dernier a besoin de se mesurer à l’autre. Dieu, lui, était prêt à gracier son double satanique, mais ce n’est pas ce que ce dernier recherchait. Ce que veut le Diable, c’est se mesurer à Dieu et tenter de le surpasser. Le lecteur peut déjà deviner que c’est impossible.

C’est Iblis qui commence, et le récit montre combien il se démène, tandis que Dieu demeure à la fois passif et généreux. Tout ce que le diable demande, Dieu le lui donne. Ce dernier sait déjà qu’il n’a rien à prouver, qu’il est déjà gagnant. La répétition des impératifs « Prends » suggère, avant même qu’elle soit révélée par la clôture du récit, la supériorité de Dieu.

— Soit. Que te faut-il ? Prends, dit l’Être avec dédain.
— La tête du cheval et les cornes du daim.
— Prends. » Le monstre hésitant que la brume enveloppe
Reprit : « J’aimerais mieux celle de l’antilope.
— Va, prends. » Iblis entra dans son antre et forgea.
Puis il dressa le front. « Est-ce fini déjà ?
— Non. — Te faut-il encor quelque chose ? dit l’Être.
— Les yeux de l’éléphant, le cou du taureau, maître.
— Prends. — Je demande, en outre, ajouta le Rampant,
Le ventre du cancer, les anneaux du serpent,
Les cuisses du chameau, les pattes de l’autruche.
— Prends. » Ainsi qu’on entend l’abeille dans la ruche,
On entendait aller et venir dans l’enfer
Le démon remuant des enclumes de fer.
Nul regard ne pouvait voir à travers la nue
Ce qu’il faisait au fond de la cave inconnue.
Tout à coup, se tournant vers l’Être, Iblis hurla :
« Donne-moi la couleur de l’or. » Dieu dit : « Prends-la. »
Et, grondant et râlant comme un bœuf qu’on égorge,
Le démon se remit à battre dans sa forge ;
Il frappait du ciseau, du pilon, du maillet,
Et toute la caverne horrible tressaillait ;
Les éclairs des marteaux faisaient une tempête ;
Ses yeux ardents semblaient deux braises dans sa tête ;
Il rugissait ; le feu lui sortait des naseaux,
Avec un bruit pareil au bruit des grandes eaux
Dans la saison livide où la cigogne émigre.
Dieu dit : « Que te faut-il encor ? — Le bond du tigre.
— Prends. — C’est bien, dit Iblis debout dans son volcan.
— Viens m’aider à souffler, » dit-il à l’ouragan.
L’âtre flambait ; Iblis, suant à grosses gouttes,
Se courbait, se tordait, et, sous les sombres voûtes,
On ne distinguait rien qu’une sombre rougeur
Empourprant le profil du monstrueux forgeur.
Et l’ouragan l’aidait, étant démon lui-même.
L’Être, parlant du haut du firmament suprême,
Dit : « Que veux-tu de plus ? » Et le grand paria,
Levant sa tête énorme et triste, lui cria :
« Le poitrail du lion et les ailes de l’aigle. »
Et Dieu jeta, du fond des éléments qu’il règle,
À l’ouvrier d’orgueil et de rébellion
L’aile de l’aigle avec le poitrail du lion.
Et le démon reprit son œuvre sous les voiles.
« Quelle hydre fait-il donc ? » demandaient les étoiles.
Et le monde attendait, grave, inquiet, béant,
Le colosse qu’allait enfanter ce géant ;
Soudain, on entendit dans la nuit sépulcrale
Comme un dernier effort jetant un dernier râle ;
L’Etna, fauve atelier du forgeron maudit,
Flamboya ; le plafond de l’enfer se fendit,
Et, dans une clarté blême et surnaturelle,
On vit des mains d’Iblis jaillir la sauterelle.

Victor Hugo a volontairement créé un récit long et redondant, afin de montrer combien le diable se démène. Le poète use ici du procédé de l’amplification, consistant à accumuler le nombre de phases répétitives de ce récit. Symboliquement, cela montre que le diable n’est pas créateur. Il a besoin d’une matière première fournie par Dieu pour créer. Du point de vue stylistique, cela permet au poète de créer un effet d’attente qui renforce la surprise finale. Tous ces éléments accumulés, tous ces efforts surhumains n’aboutissent qu’à une minuscule sauterelle.

Victor Hugo souligne les efforts démesurés, titanesques, colossaux du diable. Son travail obscur soulève une « nue » de poussières qui le dissimulent. Le rythme binaire « grondant et râlant », la comparaison à « un bœuf qu’on égorge » soulignent l’exténuation du diable, qui contraste avec la passive tranquillité de Dieu, qui offre son aide sans effort. L’énumération ternaire des outils « du ciseau, du pilon, du maillet », le champ lexical du bruit (« tressaillait », « rugissait », etc.) donnent l’impression d’un travail titanesque. Les « étoiles » elles-mêmes s’interrogent, l’on attend une « hydre », et l’on obtient une sauterelle. Il y a évidemment ici une dimension d’humour de la part de Hugo à ne pas manquer.

Fier de sa création, le diable demande, sur un ton de défi, à Dieu de faire de même. Il luit fournit, lui aussi, une matière première, à savoir l’araignée, à partir de laquelle Dieu devra œuvrer :

Et l’infirme effrayant, l’être ailé, mais boiteux,
Vit sa création et n’en fut pas honteux,
L’avortement étant l’habitude de l’ombre.
Il sortit à mi-corps de l’éternel décombre,
Et, croisant ses deux bras, arrogant, ricanant,
Cria dans l’infini : « Maître, à toi maintenant ! »
Et ce fourbe, qui tend à Dieu même une embûche,
Reprit : « Tu m’as donné l’éléphant et l’autruche,
Et l’or pour dorer tout ; et ce qu’ont de plus beau
Le chameau, le cheval, le lion, le taureau,
Le tigre et l’antilope, et l’aigle et la couleuvre ;
C’est mon tour de fournir la matière à ton œuvre ;
Voici tout ce que j’ai. Je te le donne. Prends. »
Dieu, pour qui les méchants mêmes sont transparents,
Tendit sa grande main de lumière baignée
Vers l’ombre, et le démon lui donna l’araignée.

Vitor Hugo développe son récit en soulignant la roublardise du diable et l’écrasante supériorité de Dieu, qui n’a évidemment pas même besoin de s’indigner du caractère inégal des règles du jeu. Alors que Dieu a dû donner une bonne dizaine d’animaux, tous plus nobles les uns que les autres, pour permettre au diable de n’engendrer qu’une petite sauterelle, Iblis, lui, ne donne à son maître qu’une vile araignée. Bien évidemment, Dieu n’avait pas besoin de davantage…

Et Dieu prit l’araignée et la mit au milieu
Du gouffre qui n’était pas encor le ciel bleu ;
Et l’Esprit regarda la bête ; sa prunelle,
Formidable, versait la lueur éternelle ;
Le monstre, si petit qu’il semblait un point noir,
Grossit alors, et fut soudain énorme à voir ;
Et Dieu le regardait de son regard tranquille ;
Une aube étrange erra sur cette forme vile ;
L’affreux ventre devint un globe lumineux ;
Et les pattes, changeant en sphères d’or leurs nœuds,
S’allongèrent dans l’ombre en grands rayons de flamme ;
Iblis leva les yeux, et tout à coup l’infâme,
Ébloui, se courba sous l’abîme vermeil ;
Car Dieu, de l’araignée, avait fait le soleil.

Cette deuxième partie du récit est beaucoup plus courte que la première. Cela permet à Victor Hugo de montrer la facilité avec laquelle Dieu joue à son tour. On ne retrouve pas ici le lexique de la forge qui apparaissait dans la première partie. L’araignée se métamorphose sans efforts. Victor Hugo fait ainsi apparaître la supériorité écrasante de Dieu. Sous nos yeux, l’araignée avec ses huit pattes se métamorphose peu à peu en un soleil avec ses rayons. Le petit animal devient ainsi rien moins que l’astre solaire. Comme dans la première partie, Victor Hugo joue de l’effet de suspense, en ne nommant qu’au dernier moment la créature ainsi forgée.

*

Victor Hugo a ainsi créé un véritable mythe. Rappelons qu’un mythe est une « construction imaginaire qui se veut explicative des phénomènes cosmiques, psychologiques et sociaux » (Wikipédia). Ici, le poète nous explique comment ont été créés la sauterelle et le soleil, à l’occasion d’une joute entre Dieu et le diable. La comparaison de l’attitude des deux personnages permet de souligner la roublardise de l’un, et la sereine supériorité de l’autre. Il n’y a finalement ici qu’un seul véritable créateur.

Ce récit a un caractère plaisant qui révèle l’humour de Victor Hugo. Le poète se plaît à amplifier, sur le mode de l’hyperbole, le récit de la création de la sauterelle. L’Enfer se fend de façon grandiose pour n’accoucher que d’un petit insecte. Le diable apparaît ainsi comme ridicule. L’emploi d’un langage plus sobre fait apparaître la supériorité écrasante de Dieu : « Car Dieu, de l’araignée, avait fait le soleil ».

On comprend ainsi le titre du poème : « Puissance égale bonté ». La véritable puissance se trouve du côté de Dieu, qui n’a fait, dans ce poème, aucune démonstration de force. La véritable puissance n’a pas besoin de se démontrer dans une joute ou un duel. La véritable puissance ne craint pas d’être mise en péril. Aussi la bonté n’est-elle pas un obstacle à la puissance. Une personne véritablement puissante peut tout donner, elle ne craint rien de perdre. Loin d’être des marques de faiblesse, la bonté et la générosité sont les signes de la véritable puissance.

Cet article fait partie de la rubrique « Le poème d’à côté ». Avec cette rubrique, il s’agit de renouveler notre connaissance des grands poètes. Certains poèmes sont si célèbres qu’ils se retrouvent fréquemment dans les manuels et les anthologies. L’idée est de s’intéresser, non pas à ces poèmes, mais au poème d’à côté. Autrement dit, celui qui précédait ou suivait immédiatement dans le recueil où il était originellement publié. Cette rubrique connaît un certain succès. Vous retrouverez la liste des articles de cette rubrique en cliquant sur le bouton orange ci-dessous.


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2 commentaires sur « « Puissance égale bonté » de Victor Hugo »

  1. En effet, Victor Hugo c’est le plus grand poète étant donné l’ampleur de son œuvre mais aussi un grand militant des droits de l’homme contre l’esclavage.

    IL FAUT VISITER LA MAISON NATALE DE VICTOR HUGO A BESANCON au

    140 Grande Rue 25000 BESANCON

    ce qui a été fait par l’association « les poètes de l’amitié – poètes sans frontières »

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