« Le Grand Nord » de Jérémie Tholomé

Loin d’habiter cette fameuse tour d’ivoire où l’on prétend que les poètes résident, Jérémie Tholomé, 38 ans, travailleur social et formateur en travail social, vit aux prises avec les difficultés de notre société. Il sait combien notre monde contemporain est pétri d’injustices. Combien nous nous entêtons dans une voie mortifère, où l’enrichissement de quelques uns fait la misère des autres, pendant que la nature agonise.

Jérémie Tholomé aurait pu écrire un essai, un pamphlet, un tract, mais non : il a choisi la poésie. Il ne s’agit donc pas d’argumenter, pas de dérouler un discours ordonné, pas de convaincre et de persuader. Face à la réalité du changement climatique et de l’injustice sociale, Jérémie Tholomé répond en poète, avec une suite de cent huit poèmes qui ne sont ni de la prose, ni des vers, puisqu’il s’agit de blocs de texte justifiés à droite (comme dans la prose) mais avec des barres obliques qui séparent les vers (comme lorsqu’on cite de la poésie dans un texte en vers).

Ce choix formel original est ce qui frappe aux yeux en ouvrant le livre, et cela fait immédiatement sens : il y a dans ce livre comme un refus du « joli », un refus du poème qui va bien sagement à la ligne. Trop souvent, le grand public conserve une image très naïve de la poésie, celui des cahiers d’écoliers où les poèmes sont sagement recopiés en lettres rondes, avec des majuscules d’une couleur différente en début de vers. Jérémie Tholomé semble, par ce choix formel, avoir voulu se démarquer d’emblée de cette conception proprette de la poésie.

Et ces quatrains-en-prose, si l’on peut dire, ont en commun de s’extraire de toute situation d’énonciation, dans l’absence quasi totale du « je » comme du « tu », au profit de notes sur le ton du constat, qui font état, avec une froideur quasi scientifique, du dérèglement généralisé du monde.

« Les baleines synthétiques font la course avec les morses synthétiques / On injecte du sang électronique dans de la neige d’occasion / En priant tout un tas de dieux remasterisés par des terroristes professionnels / Et les poètes blafards meurent d’une forme rare de lèpre auto-immune » (p. 8)

On a l’impression de lire des sortes de brèves d’actualité, des tweets, ou encore de ces messages qui défilent en continu au bas des écrans des chaînes d’information. Jérémie Tholomé emploie le même ton neutre, froid, impassible, que celui des actualités, où se jouxtent sans hiérarchisation aucune des bilans guerriers et des résultats sportifs. À ceci près que, par un jeu que ne renieraient ni les surréalistes ni les oulipiens, les phrases renvoient à des référents imaginaires, telles ces « baleines synthétiques » qui ouvrent le recueil.

Jérémie Tholomé instaure ainsi peu à peu un monde de fiction, ce « Grand Nord » qui nous renvoie à notre monde réel. Il y a des trouvailles magnifiques : « Les aurores boréales sont menacées d’expropriation » (p. 11). Une telle phrase ne s’applique pas au monde réel, mais elle évoque une injustice absurde qui entre en écho avec le monde réel, où l’homme, de fait, déloge les animaux sauvages de leur propre territoire, lorsqu’il déforeste, bâtit, construit, et étend son empire.

« Le harfang des neiges se déplume sous l’effet des ondes courtes / On régule nos émotions au souvenir de la grandeur des neiges d’autrefois / En restant en vie par excès de timidité / Et les chimpanzés travaillent sur un prototype de fourrure thermochauffante » (p. 60)

Mieux qu’un pamphlet, mieux qu’un long discours, ces cent-huit quatrains peignent un monde inhumain, pétri de langue de bois, où l’agression de l’homme envers la nature devient la norme, autant que celle de l’homme contre l’homme. La réutilisation des « éléments de langage » des politiques et des médias permet d’en montrer non seulement la bêtise mais aussi la violence. Et, paradoxalement, de créer du beau avec cette matière première indigeste.

« La lune ne compte plus sur l’appui de l’électorat canin / On frémit à la simple évocation des sentiments tapis dans l’ombre / En s’abreuvant aux déclarations trafiquées des condamnés médiatiques du jour / Et les chalands flânent avec le sourire de ceux qui ne savent pas qu’ils ont les tympans crevés » (p. 40)

Le Grand Nord pourrait demeurer une vaste banquise vierge, un espace immaculé, et tout se passe comme si l’homme venait salir ce monde, avec sa soif de pouvoir, son capitalisme et son jargon médiatique. Jérémie Tholomé parle lui-même de « poésie de science-fiction » : l’auteur reprend à la science-fiction la notion d’anticipation, la projection dans un univers fictif, mais pour en faire, non un roman, mais de la poésie.

Il y a quelque chose de paisible dans ce livre. Ce n’est pas que la neige vienne compenser la noirceur capitaliste, car elle ne la compense pas. Malgré tout, il y a de la douceur, celle du constat neutre, posé. Ce livre a quelque chose de méditatif, de calme, qui change sans doute avec le ton habituel de Jérémie Tholomé, habitué à une poésie performée derrière un micro. Le Grand Nord est sans doute moins fait pour l’oralité que pour une lecture silencieuse, introspective, où nous nous laissons embarquer vers ce « Grand Nord » de science-fiction.

« Les morses synthétiques attestent d’un taux de mortalité plus élevé chez les baleines synthétiques / On regarde le ciel les yeux remplis de gaz d’échappement / En produisant des discours aux mots-valises pièges-à-loups / Et la diversité est l’apanage de technocrate en sneakers blanches gavés de stock options«  (p. 56)

Je ne peux donc, à mon tour, que vous inviter à vous laisser transporter sur cette banquise de science-fiction, où les ours polaires et les pingouins côtoient les multinationales, monde dystopique où, paradoxalement, la poésie s’épanouit…

Le Grand Nord de Jérémie Tholomé est paru en 2022 aux éditions MaelstrÔm reEvolution, dans la collection « Rootleg », à Bruxelles (Belgique). Vous pouvez vous procurer cet ouvrage en ligne, sur le site Internet de l’éditeur.


Jérémie Tholomé a été l’invité des Journées Poët Poët 2025, où il a participé à des « Rencontres professionnelles » suivi d’un « Poët Poët Corner »… Quelques images de cette formidable soirée du vendredi 14 mars 2025, où il a animé avec entrain une belle scène ouverte. Si vous ne l’avez pas encore fait, je vous invite à lire le récit de ces dix incroyables journées de festival…


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3 commentaires sur « « Le Grand Nord » de Jérémie Tholomé »

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