C’est au fond toujours la même histoire que nous raconte Yves Charnet. Depuis Proses du fils, son premier livre. Jusqu’à Chutes, publié chez Tarabuste en 2020. Cherchant à démêler par l’écriture les nœuds de l’existence. Des « tentatyves » d’y voir plus clair dans une vie pas toujours rose…
Chutes
Beau titre que celui qui a été définitivement retenu. Polysémique. Les Chutes sont d’abord celles de l’écrivain, dont la trajectoire dans l’existence n’est pas une ligne droite. Portrait de l’artiste titubant, qui avance comme il peut face aux aléas de la vie. Poétique du « malgré tout » : on fait comme on peut, un pas après l’autre, tant bien que mal. Les Chutes sont aussi, nous y reviendrons, celles de sa mère, la vieille dame de Nevers, qui est un personnage essentiel du livre. Les chutes sont aussi également des lambeaux de tissu, suggérant ainsi le caractère fragmentaire de l’ouvrage. Portrait de l’écrivain en morceaux, qui tente de rapiécer comme il peut le puzzle de son existence. Enfin, qu’il me soit permis d’y entendre aussi le chut! qui impose le silence, façon de souligner le caractère intime des confidences de ce livre.
Proses du fils, suite
Il y a ce manque, qui paraît dès les premières lignes. Dont on sent bien qu’il est le problème fondamental, d’où tout le reste découle. Le fait d’être né sans père. Chutes se pose comme la suite de Proses du fils. Interrogeant cette énigme qui se nomme Charnet, Yves. Lequel porte donc le nom de sa mère. Le quincagénaire a dû faire avec cette absence, toute sa vie durant. Cette différence. Cette injustice. Grandissant seul avec l’institutrice, et accomplissant son rêve à elle, en devenant khâgneux, normalien, agrégé, docteur. Et non pas star du music hall, comme il s’était rêvé.
Être sans père : une amputation originelle, qui justifie le malaise de l’écrivain et explique sans doute sa façon d’écrire. Discontinue. Fragmentaire. Et sa volonté de parler d’abord de lui-même, comme pour demander au lecteur de légitimer par son approbation cette transmutation par l’art d’une existence en lambeaux.
Yves Charnet nous parle de ses pères de substitution : les acteurs, les chanteurs, les stars. Les Nougaro, les Lama, les crooners. Poètes populaires du XXe siècle. Ces hommes bien virils à la voix suave et rassurante. Qui chantent en quelque sorte la berceuse à laquelle l’enfant Charnet n’a pas eu droit, celle d’un père qu’il n’a pas eu. Le livre est pétri de ces références à la musique de variété. Constituant la bande-son du livre. Il serait intéressant d’étudier toutes ces références.
La vieille dame de Nevers
Et puis il y a la mère. Mademoiselle Charnet, l’institutrice. La mère sans mari. La vieille dame de Nevers. Chutes est aussi cela : un livre sur la vieillesse. Le soutien à un parent vieillissant. Un phénomène auquel beaucoup d’entre nous sommes confrontés. La diminution physique et mentale d’une personne aimée. La peine qu’inflige la souffrance d’un être cher. Le sentiment de culpabilité lié à la difficulté de concilier obligations professionnelles et nécessité de prendre soin de l’être aimé.
À travers Madame Thérèse Charnet, le lecteur peut reconnaître ses propres anciens. Les mêmes gestes répétitifs. Les mêmes anecdotes du passé racontées quotidiennement comme si c’était pour la première fois. La même existence très simple, repliée sur un espace géographique restreint. Yves Charnet parle de sa mère avec une tendresse très touchante, trouvant les mots justes pour saisir le tragique du grand âge. Il transparaît de façon très nette que l’auteur a été très proche de sa mère, la vieille dame de Nevers, et que chaque pas de plus dans la vieillesse, chaque chute vers la dépendance est pour l’auteur un déchirement, puisqu’il sait bien que la mort se trouve à la fin de cette histoire.
Ce sujet nous concerne tous. Nous sommes tous confrontés, tôt ou tard, au tragique du vieillissement et de la mort d’un proche. C’est même, au-delà du vécu individuel, un sujet de société, à une époque marquée par le vieillissement général de la population, et par la difficulté, pour les actifs, de prendre soin de leurs aïeux, dans une société où les exigences du travail et de la consommation laissent peu de place aux liens intergénérationnels. Il est important que la littérature s’empare de ce sujet, qu’elle montre concrètement ce que c’est, non pas par de grands discours, mais en narrant l’expérience quotidienne de l’âge. Chutes d’Yves Charnet est en ce sens un livre indispensable.
Facebook, le gueuloir du poète
J’ai découvert Yves Charnet grâce aux réseaux sociaux. Il est l’ami de Jean-Yves Masson, professeur à la Sorbonne dont je suis le travail depuis que je l’ai rencontré lors d’un colloque consacré à Jean-Michel Maulpoix. Ami aussi de Valérie Rouzeau, que j’ai rencontrée grâce aux Journées Poët-Poët, et à laquelle j’ai consacré un article universitaire. C’est donc ainsi que j’ai commencé à lire les publications en ligne d’Yves Charnet, un nom qui ne m’était pas inconnu puisque j’avais lu le numéro que la revue Nu(e) lui avait consacré.
Chutes se lit ainsi comme la mise en forme de fragments d’abord publiés sur Facebook. J’ai eu la chance de lire ainsi le livre avant sa publication, en quelque sorte, sous la forme d’un feuilleton. Ce qui est intéressant, c’est la simultanéité que cela permet. Lisant l’émotion de l’écrivain très peu de temps après qu’il l’ait vécue. Flaubert testait ses écrits en les lisant à haute voix. Le gueuloir de Charnet, c’est Facebook.
C’est ainsi que j’ai lu le « Romybook », qui allait devenir Dans son regard aux livres rouges, et les proses de la vieille dame, au titre changeant, qui allait devenir Chutes.
On se rend compte ainsi à quel point le terme d’autofiction peut prêter à confusion. Certes, Chutes n’est pas une autobiographie traditionnelle, mais pour autant il n’y a guère de fiction dans ce livre dont les personnages et leurs actions sont bien réels. L’émotion du moment est transcrite sur le vif, rapidement publiée sur Facebook, avant d’être retravaillée en vue d’une publication.
L’ouvrage se lit comme un texte narratif, mais qui lorgne vers la poésie. Sa syntaxe syncopée, ses notations lapidaires, sa lecture fragmentaire sont là pour montrer qu’il n’est plus possible aujourd’hui d’écrire une autobiographie traditionnelle, trop cohérente pour être honnête, trop reconstruite pour être sincère. C’est par le fragment, la note, la phrase nominale qu’apparaît le vécu, avec toute sa force d’émotion et de détail.
On pourrait aussi rapprocher l’ouvrage du théâtre. Puisque l’auteur met en scène ses « chutes » pour construire un « portrait de l’artiste en has been ». Puisque l’auteur expose sa détresse, sa mélancolie, et utilise l’écriture comme arme féroce contre la dépression. Puisque sa propre figure devient personnage. Puisque l’écrivain s’adresse parfois à lui-même à la deuxième personne. Signe d’une prise de recul, d’une sortie de soi pour mieux pouvoir s’examiner, avec une ironie caustique, comme on se regarderait dans un miroir. Sans concession.
☆
Un livre touchant. Très souvent émouvant, parfois même tragique. La mise au point d’un quincagéraire sur son existence. Un regard sans concession, derrière les lunettes colorées, sur une vie qui n’est pas un roman. Une vie qui nous ressemble, et qui nous touche pour cette raison : faite de chutes, de coups durs, de déceptions, de moments de désarroi, mais aussi de petites joies simples. Aucune vie ne ressemble tout à fait à son projet initial. Il y a, forcément, des accidents de parcours, des directions imprévues, des bonheurs inattendus et de grandes épreuves. Et parmi ces épreuves, le vieillissement et la perte d’êtres chers n’est pas la moindre. Sans doute est-ce cet aspect-là qui m’a le plus touché dans ce livre. Le lien d’amour entre un fils et sa mère. Le tragique des chutes, de la dépendance, de la déperdition. Avec la mort comme seule certitude.
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J’ai bien aimé suivre le « Fil rouge » de votre voix, qui raconte l’histoire de cette voix que vous avez entendue. D’où elle est née, et comment elle s’est « versée ». Chute après Chute, dans le Souffle, pour « se tracer » en terre de page blanche .
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Merci !
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le mercyves du coeur.
je suis bouleversé.
si rare d’être vraiment lu.
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Merci beaucoup !
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