C’est un dramaturge incroyable dont je voudrais vous parler aujourd’hui. Je n’avais jamais entendu parler de lui avant mes études supérieures, et pourtant c’est un géant du théâtre français contemporain. Je veux parler de Bernard-Marie Koltès. L’un des auteurs français les plus portés à la scène aujourd’hui. Et pour cause ! On peut dire qu’il réinvente le tragique comme un nouveau Racine contemporain.
[Article mis à jour le 4 juin 2025]
Koltès après Beckett : le théâtre qu’on ne vous a pas appris au lycée
J’ai découvert Bernard-Marie Koltès en hypokhâgne, donc en 2004-2005, où l’une de ses pièces avait été mise au programme par notre professeur de lettres, Paule Andrau. Cela a été une révélation.
D’abord parce que, pour la première fois, je goûtais à une œuvre vraiment contemporaine. Mes connaissances s’arrêtaient à Beckett, au théâtre de l’absurde, qui étaient le dernier chapitre abordé dans le secondaire. Cela laissait cinquante ans d’histoire littéraire à combler.
Ensuite, parce que le style de Bernard-Marie Koltès m’a frappé intensément. C’est intense, c’est cru, c’est profond. C’est un théâtre postcolonial, urbain, nocturne. Avec un titre provocateur, qui explique sans doute que bien des professeurs hésitent à le mettre au programme : Combat de nègre et de chiens.
Oui, Koltès utilise ce terme provocant, vulgaire, insultant, et il le rapproche en plus de celui de « chiens ». Ce titre, c’est une bombe. On comprend que certains enseignants, dans le secondaire, face à un public de mineurs, hésitent à le mettre au programme, pour éviter d’avoir à se justifier. Pourtant, c’est une œuvre majeure, dont la force tragique n’a rien à envier à du Racine.
Koltès arrive dans le paysage littéraire français après les Beckett, Ionesco, Adamov, Arrabal, Genet, qui peuvent être considérés comme relevant du « Nouveau Théâtre », parfois dit aussi « théâtre de l’absurde ». Si Koltès tient compte des bouleversements introduits par cette avant-garde, il appartient à une génération postérieure. Son théâtre appartient aussi au genre de la tragédie.
Le caractère extrêmement contemporain de ce théâtre fait indubitablement partie de ce qui m’a attiré de prime abord. Bernard-Marie Koltès est né en 1948 et mort en 1989. Ses pièces de théâtre sont parues dans les années soixante-dix et quatre-vingts. Cela a suffi à éveiller mon intérêt. Et la lecture de l’ouvrage m’a ensuite immédiatement conquis.
Koltès, enfant de bourgeoisie et poète des marges
Bernard-Marie Koltès naît à Metz en 1948, dans une famille bourgeoise, catholique et militaire — autrement dit, tout ce contre quoi il finira par écrire. À vingt ans, une représentation le marque à tout jamais : celle de la Médée de Sénèque. Il collabore avec Patrice Chéreau, bouscule le théâtre français, puis meurt du Sida en 1989, à 41 ans, en pleine fulgurance. Il laisse derrière lui une œuvre dense, fière, inclassable, et une furieuse envie de parler pour ceux qu’on n’écoute pas.
La bibliographie de Koltès tient dans une poignée de pièces — mais quelles pièces ! Chacune d’elles semble écrite à même la peau, entre colère, solitude, commerce et nuit noire.
Il commence dans les années 1970 avec des textes encore peu diffusés (Les Amertumes, Procès ivre), mais c’est à partir de la fin de la décennie que son théâtre trouve sa voix propre. En 1979, Combat de nègre et de chiens impose une langue dense, tendue, et un décor postcolonial étouffant. En 1981, Retour au désert, plus ouvertement politique, évoque l’Algérie, la guerre, les déchirures familiales et l’héritage colonial.
Mais c’est avec La Nuit juste avant les forêts (1977), long monologue haletant d’un homme seul qui parle pour ne pas se noyer, que Koltès devient culte. Cette pièce est un cri. Inoubliable.
Puis viennent les chefs-d’œuvre :
- Dans la solitude des champs de coton (1985), un duel verbal entre un dealer et un client, où personne ne dit vraiment ce qu’il veut, mais où tout se joue dans le langage.
- Quai Ouest (1986), où des laissés-pour-compte errent dans un hangar portuaire, comme des spectres contemporains.
- Roberto Zucco (1988), inspiré d’un fait divers, pièce violente, poétique, énigmatique, écrite comme une fuite vers l’absolu.
Koltès meurt en 1989. Il laisse une œuvre brève, mais totalement singulière. Un théâtre du face-à-face, du commerce impossible, des frontières invisibles, écrit dans une langue somptueuse, musclée, incantatoire.
Combat de nègre et de chiens : la force du huis clos
C’est peu dire que j’ai beaucoup aimé Combat de nègre et de chiens, sorte de huis-clos dans un chantier africain où le monde extérieur, sauvage, apparaît comme une menace toujours latente. C’est dire que le lieu même de l’action est déjà, en lui-même, d’une importance capitale, qui condense toute la force du huis-clos.
Ce décor, c’est un minuscule morceau d’Europe, pétri de préjugés colonialistes, pour ne pas dire racistes, encerclé dans une Afrique vigoureuse, inquiétante, menaçante, qui entend bien recouvrer ses droits. On entend des cris. Des gardes patrouillent autour de l’enceinte et au sommet des miradors. L’intérieur du chantier est comme un microcosme, une portion de France transplantée dans un milieu hostile. Un immense pont, en cours de construction, surplombe la scène.
L’enceinte fortifiée du chantier retrouve ainsi la vieille règle classique de l’unité de lieu. Alors que les dramaturges français des XIXe et XXe siècles ont tout fait pour s’émanciper des règles de la tragédie classique, Bernard-Marie Koltès les retrouve, en les réinventant. Cette unité de lieu devient ici un enfermement dans un chantier qui n’est pas à sa place dans la nature africaine, qui est comme un corps étranger menacé de toutes parts par l’extérieur. La présence de barbelés, de miradors le rappelle.
Des personnages forts
Ce qui fait la force de cette pièce, ce sont aussi ses personnages. Ils sont peu nombreux, mais chacun porte une tension à vif.
Horn, chef de chantier, incarne une autorité coloniale fatiguée, à la fois paternaliste et cynique. Il règne sur son camp comme sur un territoire isolé, avec un vernis de rationalité qui s’effrite à mesure que le monde extérieur le rattrape.
À ses côtés, Léone, sa compagne, est une étrangère dans tous les sens du terme : étrangère au continent africain, étrangère aux codes virils et brutaux de ce huis clos masculin, étrangère à ce qu’on ne lui dit pas. Elle est là sans raison claire, comme parachutée dans une tragédie qu’elle ne comprend pas.
Cal, le contremaître, est un bloc de rage contenue, mi-subalterne, mi-exécuteur, à la loyauté trouble. Il oscille entre servilité et agressivité, comme s’il cherchait sa place dans un système qui le méprise autant qu’il le protège. Son langage est abrupt, sa présence inquiétante. C’est le bras armé de la violence refoulée.
Et puis il y a Alboury, l’intrus, le visiteur, l’homme noir. Il n’est pas une silhouette de décor, mais une présence verticale, digne, silencieuse ou tranchante, venue demander ce que le monde des Blancs refuse obstinément de rendre : le corps de son frère. Sa simple apparition déstabilise l’ordre établi. Il est le rappel brutal que la mort, l’injustice et l’histoire coloniale ne se laissent pas enterrer si facilement.
Chez Koltès, les personnages ne sont jamais des allégories figées. Ce sont des corps qui parlent, se taisent, se heurtent. Et chacun d’eux, même réduit à quelques répliques, est traversé par une violence intérieure presque mythologique.
*
Je ne vous dirai rien de plus de l’intrigue. Je ne veux pas « divulgâcher », comme on dit aujourd’hui. Mais je vous conseille de lire la pièce, de vous laisser happer la langue poétique de Koltès, ciselée jusque dans les didascalies, et de vous imprégner de la force tragique de chaque réplique. Ces personnages vont se débattre toujours plus sans pouvoir empêcher l’issue fatale, l’aporie tragique : Koltès réinvente un mécanisme implacable, qui n’a rien à envier à un Racine, pour l’adapter à la dénonciation de l’attitude des entreprises françaises dans l’Afrique postcoloniale. Et, bien sûr, si si cette pièce est mise en scène près de chez vous, n’hésitez pas à y aller !
Et vous, connaissiez-vous Koltès ?
Bibliographie
- Bernard-Marie KOLTES, Combat de nègre et de chiens, Editions de Minuit.
- Paule ANDRAU, Cours de littérature en hypokhâgne sur « Combat de nègre et de chiens », source non publiée.

(Image : ChatGPT)
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j’ai assisté à plusieurs représentations de Koltès » La Nuit juste avant les forêts« , fascinant… ( d’abord écouté dans un retransmission radiophonique )
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Cool !
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